Spectacle
Danseuse, l’artiste d’origine neuchâteloise a incarné l’amour à mort. Chorégraphe, elle attise le feu. Elle projette le Ballet du Grand Théâtre dans «Tristan und Isolde». Rencontre avec une lyrique en amont de la première, jeudi au Bâtiment des forces motrices à Genève

Joëlle Bouvier monte «Tristan und Isolde» avec le Ballet du Grand Théâtre
Danseuse, elle a incarné l’amour à mort. Chorégraphe, elle attise le feu
L’enfance tient rarement ses promesses, mais elle a ses chouchous. Imaginez Joëlle Bouvier, 10 ans, dans sa chambre à Neuchâtel. Elle danse comme dans Chantons sous la pluie; elle se prend pour Cyd Charisse, elle se rêve avec des gambettes qui sont des flûtes à champagne, en haut de l’affiche, bien sûr. Aujourd’hui, elle danse toujours. Depuis quelques mois, elle est Isolde. Imaginez-la encore au studio. Ses yeux azur, sa taille d’oiseau de nuit. Elle est l’amante de Tristan. Elle cherche les gestes de la tendresse; ils viennent tout seuls. Mais elle ne se satisfait pas, elle en veut d’autres. Dans un coin, Rafael Pardillo et Emilio Urbina regardent. Eux, ce sont les compagnons, danseurs aguerris, collaborateurs intraitables.
Incarnerait-elle Isolde en public? Non, elle n’a plus l’âge pour se commettre, dit-elle. Mais la chorégraphe veut d’abord éprouver le feu de la fiction dans son corps avant de le transmettre à d’autres, le Ballet du Grand Théâtre de Genève ces jours. Avec la compagnie genevoise, elle répète Salue pour moi le monde!, d’après Tristan und Isolde de Richard Wagner – première jeudi.
Joëlle Bouvier est un courant. C’est sa vérité d’artiste. Si vous l’avez oublié, allez voir sur YouTube. Welcome to Paradise par exemple, cette pièce qui est la bannière d’une époque et d’un couple. On parle alors de Bouvier-Obadia. Elle tourbillonne dans un grand manteau noir, s’agrippe au cou d’un cavalier, chute sur une musique déchirante. Elle et Lui, amants de la tête aux orteils. Too much, bien sûr. Mais Joëlle Bouvier et Régis Obadia, c’était ça. Dans les années 1980-1990, ils forment la paire la plus turbulente de France et on se presse pour assister à leurs effusions. Ils appartiennent à la nouvelle danse contemporaine, celle que la gauche au pouvoir favorise comme un symbole. Régis et Joëlle en sont la face lyrique, celle qui parle à l’épiderme, qui laisse des musiques dans les mémoires et des étreintes comme on en voyait rarement.
Mais vous discernez au loin un petit chignon, il auréole une terrasse, à deux pas du Grand Théâtre. Vous lui faites signe. Et vous pensez à cette autre vie qui est la sienne depuis 1998, année où le duo Bouvier-Obadia se sépare; vous imaginez l’écume d’une déprime, l’impression d’être hors jeu, démodée. Elle vous sourit. La répétition vient de finir. Et Joëlle est électrique.
De Richard Wagner, des quatre heures de son opéra, elle sait toutes les vagues. «Il y a encore deux ans, je ne me serais jamais imaginé me confronter à Wagner. Philippe Cohen, le directeur du Ballet du Grand Théâtre, avait envie qu’on retravaille ensemble après Roméo et Juliette en 2009. Il m’a fait plusieurs propositions, j’ai opté pour Tristan und Isolde. C’est une musique de l’esprit, absolument pas faite pour la danse. Mais l’histoire de Tristan et d’Isolde, de ce philtre qui les lie, de leur secret, de cette nuit qui les enveloppe est si belle, si forte que je ne pouvais pas y résister.»
Elle se documente; visionne les versions de Patrice Chéreau, Olivier Py, Peter Sellars; transforme son appartement parisien en temple wagnérien, au risque d’abuser de la patience de ses deux fils. Elle ébauche un scénario, deux heures plutôt que quatre. Puis elle passe à l’acte au studio, avec Emilio Urbina et Rafael Pardillo. «Pendant un an, nous nous sommes retrouvés ponctuellement. Au bout de ce processus, nous avions une banque de gestes pour chaque personnage. Finalement, nous n’en avons utilisé qu’un quart à peine. Les répétitions avec le Ballet du Grand Théâtre ont commencé, je me suis projetée dans le corps de ces danseurs, d’autres idées sont nées.»
Joëlle Bouvier ne raconte pas, elle cavale. Ses mains tiennent les rênes d’un carrosse invisible. Fouette, cocher! Tristan et Isolde, comment les voyez-vous? «Il y a trois actes: celui où ils boivent le poison sur le bateau et s’aiment à la barbe du roi Marc; celui où ils deviennent le gibier d’une chasse nocturne; celui enfin où ils meurent et se rejoignent dans l’amour éternel. Tristan et Isolde sont ivres de désir, empêtrés dans l’envie l’un de l’autre. C’est cette force qui doit les animer.»
La danse de Joëlle Bouvier est une chasse. Revendique-t-elle un langage? «Oui, c’est mon monde, celui que le corps des autres me permet de révéler. Si je devais le définir, je dirais qu’il est complexe dans le mouvement, mais toujours concret. Les danseurs doivent pousser l’espace et se sentir poussés par lui. J’aime que l’espace ait une densité. Il n’y a rien de plus beau qu’un interprète qui donne le sentiment que sa danse naît dans l’instant.»
On la regarde et on revoit l’ado qu’elle a été. Les virées à Antibes avec son cousin Robert – aujourd’hui directeur du Théâtre du Passage à Neuchâtel. Sur un matelas pneumatique, ils lisent, ces snobs, La Recherche du temps perdu. «Je me rappelle une soirée au bord du lac de Neuchâtel, elle dansait, elle était sauvage, solaire, et elle affolait tous les garçons, raconte Robert. Mon père était furieux, il l’a ramenée de force à la maison.» Sa providence s’appelle Jean-Louis Ferrier, son autre oncle, historien de l’art réputé. Il l’accueille à Paris, boulevard de Clichy, elle a 17 ans. A l’école de danse, elle est souvent dans les bras du ténébreux Régis. Leur premier duo s’appelle Regard perdu.
«Aviez-vous le sentiment d’appartenir à un mouvement?» «Oui, nous avions un chef de file, la chorégraphe Pina Bausch, mais je me sentais aussi proche du metteur en scène polonais Tadeusz Kantor ou de Charlie Chaplin. Je me rattachais à une lignée, mais nous étions tous très différents, j’ai cherché ma différence. Un tableau de Velazquez, une sculpture de Rodin, un autoportrait de Bacon étaient de merveilleuses sources d’inspiration.»
Ces jours, Joëlle retourne à Neuchâtel. Elle y retrouve la famille, elle y fait des blagues comme quand elle était petite. Se sent-elle has been? «Elle a tout connu, la gloire et le mépris d’une certaine intelligentsia, mais elle fait son sillon en entêtée», note Robert Bouvier, son confident. «Elle ne s’est pas lamentée sur la fin de Bouvier-Obadia. Elle est tombée amoureuse, elle est devenue mère, ses deux fils lui donnent un immense bonheur.» Son credo? «L’amour, c’est ça qui m’intéresse, le besoin de l’autre, la passion.» Comme le Rimbaud de «Ma Bohème», son auberge est à la Grande Ourse et ses étoiles au ciel ont un doux frou-frou. Isolde, c’est elle.
Salue pour moi le monde!, Genève, Bâtiment des forces motrices, du 21 au 31 mai; loc. 022 322 50 50
Joëlle Bouvier est un courant. C’est sa vérité d’artiste. Si vous l’avez oublié, allez voir sur YouTube «Welcome to Paradise»