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Joey Starr, son disque en cage

Les héritiers de Brassens ont obtenu que le premier disque du rappeur français soit retiré de la vente. C'est la culture hip-hop qui se prend encore un coup de griffe.

C'est au fond une histoire très bête. Un jaguar du 9-3, Seine-Saint-Denis, caillassé par les héritiers d'un gorille. Dans son premier album en solo, le rappeur français Joey Starr (Le Temps du 21 octobre) paraphrasait Georges Brassens et sa chanson «Gare au Gorille». Dans «Gare au Jaguarr», qui donnait aussi son titre au disque, l'ancienne voix rugueuse du groupe NTM remplaçait la centenaire de la version originale par une hôtesse de l'air qu'il avait été accusé d'avoir giflée en 1999. Les ayants droit de Brassens n'ont pas trouvé amusante la référence, ont déposé une plainte et ont obtenu de la maison de disques SonyBMG que l'album de Starr soit retiré de la vente, au plus tard le 6 novembre.

Mercredi, c'était déjà pénurie. Dans les supermarchés du disque en Suisse romande, les ultimes exemplaires de l'album interdit étaient pris d'assaut. Dix jours après sa sortie, plus de vingt mille exemplaires de «Gare au Jaguarr» ont été écoulés et le retrait annoncé devrait faire de l'opus, qui ressortira bientôt dans une version expurgée, un objet de collection. Durant l'entrevue qu'il avait accordée au Temps, début octobre, avant la sortie du disque définitif, Joey Starr avait exprimé son regret de ne pouvoir faire figurer sa chanson «Gare au Jaguarr», suite au conflit qui l'opposait aux ayants droit de Brassens. Après avoir déjà extrait de l'album litigieux une première chanson mettant en scène le ministre Nicolas Sarkozy, le label Jive-Epic (filiale de SonyBMG) avait finalement décidé de passer outre le désaccord des ayants droit, la maison d'édition Warner Chapell, et de publier au forceps la version controversée.

Faut-il y voir un désir de publicité de la part de Jive-Epic, qui aurait parié sur l'interdiction et les réactions qu'elle susciterait forcément? Difficile de croire à la naïveté des marchands de musique. Ils ont plaidé dans ce cas précis le «pastiche», procédé autorisé par la loi française. Mais la ressemblance frappante entre les deux textes et l'usage de la mélodie du refrain du «Gorille» ne répond pas aux critères du genre. Les producteurs ont également fait valoir l'accord de Georges Moustaki pour la reprise du «Métèque», sur le même album. Ils n'ignoraient pas, bien entendu, les sanctions qu'ils encouraient en diffusant malgré tout le «Jaguarr». Depuis les premiers succès commerciaux de l'histoire du rap, au milieu des années 80, les questions de droits d'auteur et de plagiat y sont cruciales et donc maîtrisées par les maisons de disques.

Aux Etats-Unis, en 2002, le groupe californien NWA avait perdu un procès pour l'usage illicite d'un sample du groupe Funkadelic. Le jugement a fait jurisprudence. Et tous les labels de hip-hop possèdent aujourd'hui leurs juristes spécialisés dans l'obtention de licenses parfois coûteuses. Le sample ou échantillonnage, c'est-à-dire l'appropriation d'une partie (parfois à peine une seconde) d'une œuvre musicale, constitue la chair du rap et certains compositeurs, dont George Clinton ou Herbie Hancock, longtemps pillés, en ont fait une source de revenus considérable.

Pour le philosophe Christian Béthune, qui a publié un essai sur le rap et la loi, «ce coup de force ponctuel, mais drastique, sur le monde de la culture, explique en partie la vigueur des réactions auxquelles les rappeurs ont dû faire face.» Les créateurs d'une œuvre se sont historiquement sentis davantage menacés dans leur droit d'auteur par les rappeurs que par tout autre type d'artistes. Et un groupe comme Tribe Called Quest, qui utilisait une partie de «Walk on the wild Side» de Lou Reed, a préféré, pour éviter tout litige, utiliser uniquement la signature du rocker. Et donc renoncer à leurs propres droits.

Dans le cas de Joey Starr, les producteurs ont sans doute choisi d'adopter une pratique «à l'ancienne», qui date d'avant l'hyper-judiciarisation de la création musicale. Ils ont tenté le tout pour le tout, en pariant sur la bonne volonté des ayants droit de Brassens et leur souci de ne pas entacher la mémoire de l'anarchiste moustachu. Mais Joey Starr, dont l'autobiographie récente s'intitulait La Mauvaise Réputation, n'est pas à proprement parler le modèle de l'artiste fréquentable. Et son détournement du «Gorille» pour évoquer ses propres démêlés avec la justice s'inscrit dans un contexte tendu où l'expression des banlieues est généralement perçue comme un appel au désordre.

L'année dernière, à la suite des émeutes dans les cités françaises, des élus avaient tenté d'interdire une série de textes de rap qu'ils jugeaient trop violents. Et plusieurs artistes (dont Sinik, Monsieur R, etc) ont dû défendre leur écriture incendiaire devant des juges. Il y a plus de dix ans, le groupe de Joey Starr NTM s'était lui-même trouvé au centre d'une polémique énorme suite à une chanson qui lançait un appel au meurtre de flic. Les rappeurs attaqués se sont souvent contentés de produire pour leur défense des textes au vitriol de monuments de la chanson française. Dont Renaud et Brassens.

Il y aurait donc, derrière cette aventure animalière, un délit de sale gueule. Les ayants droit de Brassens n'ont jamais été considérés comme particulièrement intransigeant quant à l'usage de leur patrimoine. C'est l'appropriation par Joey Starr qu'ils visaient. Celle d'un type à cran, accusé par le passé d'avoir tabassé sa guenon, qui a un jour décidé de sortir de sa cage ce gorille enfermé au panthéon de la France d'en haut.