A un moment, Flynn Maria Bergmann pose sa fourchette. «Bon, je vous laisse tranquilles.» Il traverse cet appartement qui est un long couloir et s’assied dans le canapé pour méditer avec un casque sur les oreilles. Flynn est un poète, un écrivain, un peintre dont les œuvres occupent l’immense majorité des meubles de rangement, il est aussi l’amoureux de Catia Bellini, qui est l’ancienne amoureuse de Guillaume Wuhrmann. Il fait chaud à Lausanne. Il y a sur les étagères l’essentiel de la littérature américaine et sur la table un risotto aux asperges. Par quoi on commence, sinon par le début. «Avec Guillaume, on se connaît depuis 1992. On bossait à la Dolce Vita. Il croyait que j’avais 12 ans et demi.» Catia s’ajuste la frange. Il y a de la country dans le tourne-disque.

On se souvient très bien de la première fois où l’on a entendu John Dear. C’était lors d’un festival qui est mort depuis, Pully for Noise, il y a presque six ans; il faisait si lourd dans ce petit club au plafond bas qu’on était trempé à l’idée même d’y entrer. Guillaume chantait des blues à l’écho rapide, des refrains poisseux, quelque chose de l’Amérique revue par des tropicalistes de la Venoge. Derrière la batterie, une Tama Rockstar blanche qui semblait être passée sous un train à vapeur, Catia Bellini faisait «boum-tchak». Rien qu’à sa posture, trop rigide, presque toujours en avance sur le retard qu’elle anticipait, on comprenait qu’elle jouait sa vie. Il y aurait eu mille raisons pour détester John Dear. Et pourtant, immédiatement, on a été saisi.

Lacrymo, adoption et attraction

Ils vous racontent leur rencontre, le club, la Dolce, les concerts, Bertrand Cantat qui passe l’après-midi à jouer au foot, un type qui balance un lacrymogène le premier jour où Catia sert au bar, la mémoire du rock romand. A cette époque, Guillaume fait du métal avec un gros groupe, il joue avant Sepultura, signe pour EMI: «Notre fonds de commerce, c’était l’agression.» A cette époque, Catia se voit plutôt comédienne, elle partira à Paris pour une année au cours Florent. Ils s’aiment. Ils chantent la nuit des choses acoustiques qui finiront par forger la matrice de leur groupe: Zorg. Ils sont très différents, une gémellité paradoxale. Entre eux, s’étudie la chimie des corrosifs.

D’un côté, Catia provient d’un milieu très populaire, enfant d’employés en restauration, immigrés italiens, elle passe son enfance presque seule avec un frère de six ans son aîné qui veut devenir DJ. Son père est le sosie absolu de Charles Aznavour, il écoute Julio Iglesias. «Notre appartement était une sorte de taudis, avec les toilettes sur le palier.» Guillaume, lui, a grandi dans une famille plus privilégiée, papa est gérant de fortune, il décide en trois heures d’adopter un enfant malgache qui est en fait lourdement handicapé. Il s’appelle Maxime. «Il est mort à 15 ans. Je ne sais pas à quel point cette fraternité a changé ma vie, elle m’a étrangement donné de la force.»

Quand Guillaume décide de devenir musicien, il ne fomente pas de plan B. Il y a en lui, sous sa casquette et sa barbe de hipster brooklynois, une détermination rare sous nos latitudes. Guillaume ne joue pas au rockeur. Son esprit semble tendu comme une guitare. «Avec Catia, on s’est séparés au moment du deuxième album de Zorg. A ce moment, son visage était affiché partout dans une pub pour le recyclage, elle invitait à mettre les fleurs au compost. On avait encore une tournée de 60 dates. On se demandait si on ne finirait pas par se mettre sur la gueule.» Ils s’entendent, malgré tout. Entre Catia et Guillaume, entre cette littéraire effroyablement timide et ce volcanique qui doute de lui, le duo se substitue au couple. Rien qu’à les voir parler de l’autre, l’admiration réciproque embaume la pièce.

Ils ne veulent pas multiplier les pains; vers 2010, quand ils ont l’impression d’avoir tout dit avec Zorg, ils arrêtent, ils ont des frissons quand ils pensent aux recettes qu’on leur demande de répéter: «Il nous fallait une pause. J’ai gardé un local de musique parce que je ne sais rien faire d’autre», explique Guillaume, qui enseigne le chant à l’EJMA. Ils atteignent alors 40 ans, vivent en quelques mois des morts, des ruptures, des naissances. Catia se retrouve, noyée de rage, face à cette batterie qu’elle avait acquise des années plus tôt: «Toute ma vie, j’avais été dirigée par la peur. Là, on aurait pu m’accrocher à un avion.» Ils répètent ensemble, à deux, des nuits entières, Catia est mauvaise puis moins mauvaise, elle pleure, il l’encourage. Dans ce nouveau groupe qui se prépare, leurs fragilités seront leur fondation.

Un nom de tracteur

Ils choisissent le nom de John Dear, un héros fictif au nom de tracteur, il était une caricature de hobo en cinémascope, il est désormais un gourou épuisé par son charisme lâche. John Dear donne son premier concert en 2013, Guillaume a des fourmis dans les pieds, dans les mains, il fait semblant qu’il n’a pas peur, il est terrorisé. «Putain de merde, j’avais l’impression d’avoir à nouveau 18 ans. C’était exactement ce qu’on cherchait. On voulait sortir de nos conforts, de nos habitudes.» Le deuxième album vient de sortir, il a été enregistré par Sacha Ruffieux à la Fonderie de Fribourg, produit par un jeune Michel-Ange de la scène britannique, Chris Turpin, qui n’aime rien tant que la saleté en rock’n’roll.

Ce disque est non seulement une prodigieuse démonstration de songwriting. Mais la réunion de deux êtres fleuves qui, depuis vingt-sept ans, croient à l’attraction des contraires, à l’intégrité en pop et à l’odeur bruyante des bouges. On rejoint Flynn dans le salon pour dire au revoir. Il est le type à la tête de lévrier tatouée, tout nu, qui repasse son costume dans le clip Drugstore Cowboy. Catia y tabasse sa batterie. Comme la foudre dans le désert texan.


John Dear, «Drugstore Cowboy» (Irascible).

En concert, le 6 juin. Le Romandie, Lausanne. www.leromandie.ch