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Avec «La Soustraction des possibles», thriller dans la Genève des banques, l’écrivain signe un vaste péplum sur l’époque

Une femme s’est installée au piano-bar de l’hôtel Beau-Rivage, à Genève. Elle joue les premières notes de la bande originale du Parrain. Ravi, Joseph Incardona suspend sa phrase et tend l’oreille. Les yeux dorés et la barbe finement taillée, col roulé gris, son casque de moto posé sur la banquette, il ressemble à un personnage échappé de son dernier roman, La Soustraction des possibles. La même musique pourrait accompagner certaines pages de ce «Bonnie and Clyde genevois». Les opérations mafieuses n’y manquent pas. L’une d’elles a même lieu dans ce palace où l’auteur donne désormais ses rendez-vous aux journalistes.
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Pour écrire la scène, il est venu prendre un café sur place, humer l’air, évaluer les lustres et la couleur des chairs. Ces impressions, soumises à son imagination, subissent ensuite une réaction chimique où la fiction absorbe le réel. Ainsi frottées l’une contre l’autre, ces deux matières finissent par n’en former plus qu’une, l’histoire. «Pour moi la vie, c’est ça: ce qu’on vit, ce qu’on a dans la tête, c’est pareil. Quand j’écris, je ne cherche pas le vrai, je cherche le vraisemblable.»
Histoire d’amour shakespearienne
Ce n’est pas un vœu pieux, le genre de formulette qu’un écrivain punaise au-dessus du bureau pour se donner la force de continuer. Le treizième roman de Joseph Incardona, son plus ambitieux à ce jour, est crédible de bout en bout. Cette histoire d’amour shakespearienne ficelée dans les cordes d’un thriller se déploie à Genève, en 1989, quelques mois avant l’invention d’Internet.
Bien qu’il y ait vécu adolescent, puis de nouveau depuis 2007 après une dizaine d’années passées en France, l’auteur n’avait pas encore osé s’attaquer à sa ville, ce fief calviniste qu’on loue pour son art du secret et de la discrétion. «Il faut redoubler d’efforts pour raconter des histoires qui se déroulent dans les villes suisses, en cinéma comme en littérature. On dit souvent que ce pays n’est pas cinégénique, sauf sa nature évidemment. C’est peut-être pour ça que les auteurs romands racontent peu d’histoires, qu’ils se fixent davantage sur l’homme et l’intériorité…»
Dans La Soustraction des possibles, Joseph Incardona a choisi un sujet qui résonne avec le territoire: le monde des banques et de la finance, ses bureaux qui surplombent la Jonction, les villas tapies sur les bords du lac, les sacs de billets dans les vestiaires des salles de sport et les bars interlopes où la jet-set assouvit ses caprices charnels.
Vouloir toujours plus
C’est ce monde qu’Aldo Bianchi convoite. Dans les premières pages du roman, il vit dans une banlieue frontalière et vend ses services de coach au Tennis Club des Eaux-Vives. Ses élèves sont des femmes quinquagénaires qui s’accrochent aux dernières braises de leur beauté et rêvent d’une ultime passion. Souvent, elles paient pour se l’offrir. Odile Langlois est l’une d’elles. Son mari s’apprête à augmenter encore sa fortune en investissant dans les organismes génétiquement modifiés. Aldo compte en profiter pour se hisser enfin dans le monde des puissants. En chemin vers l’Olympe, il croisera la route de Svetlana Novák. La jeune financière, une outsider également, ambitieuse comme son futur amant, compte bien prendre aussi une part du gâteau.
«Il faut redoubler d’efforts pour raconter des histoires qui se déroulent dans les villes suisses, en cinéma comme en littérature.»
L’hubris a toujours inspiré les conteurs, si ce n’est la vie elle-même. Pour Joseph Incardona, La Soustraction des possibles commence par la lecture d’un fait divers. L’histoire d’une gestionnaire de fortune prélevant des sommes infimes sur le dos de ses clients jusqu’à se faire repérer par sa hiérarchie. Longtemps, l’anecdote trotte dans la tête de l’écrivain. Petit à petit, les faits se transforment en fable et dessinent l’ébauche d’un roman. «Je suis parti de cette question: qu’est-ce qui pousse quelqu’un à vouloir toujours plus? Nous vivons dans un monde qui se transforme en permanence, où tout devient possible, où tout est excessif. J’avais envie d’en faire une fresque. Il fallait trouver un bon angle d’attaque, que la dramaturgie épouse le style.»
Traite humaine
Derrière Joseph Incardona, la cime du sapin de Noël de l’hôtel culmine aux balcons du deuxième étage. Au pied de l’arbre, les paquets sont estampillés de logos de marques de luxe, promesses factices du bonheur matériel. Les mêmes dans lesquelles s’encoublent les personnages de l’écrivain, obsédés par la puissance de leur voiture, l’éclat de leurs bijoux et la valeur d’une femme. Plus qu’une fresque, c’est un péplum contemporain qu’a réussi l’auteur genevois. Noir, acéré, poétique. Quatre cents pages rythmées à la cravache, tenues jusque dans les longues parenthèses qu’il s’autorise ici et là pour dévoiler les dessous de la construction du tunnel du Saint-Gothard ou des réseaux de traite humaine qui alimentent les marchés européens de la prostitution.
Mafieuse corse
«Derrière chaque fortune se cache un crime», disait Victor Hugo. Joseph Incardona le démontre sans jamais tomber dans la caricature d’une comédie de mœurs. Les seules accalmies de ce récit polyphonique sont celles qu’il consacre à Mimi Leone. Une mafieuse corse, veuve, mère aimante d’une fille trisomique, qui garde des chèvres sur les flancs de son île lorsqu’elle n’échafaude pas des vengeances sanguinaires. Traquant ses ennemis au volant d’une Fiat modeste, Mimi Leone tue le temps en dévorant les livres de Ramuz.
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Au fond, ce ne sont pas l’ultra-capitalisme, les OGM ou la corruption des banquiers qui intéressent Joseph Incardona. Entre les lignes, son livre célèbre le pouvoir des fictions. Celles qui régissent nos vies – la souveraineté de l’argent, le désir d’amour, le vertige de l’échelle sociale – et celles qui les subliment. Dans La Soustraction des possibles, on croise encore John Berger, Mary Shelley, Grisélidis Réal, Chandler ou Tolstoï. Ces œuvres se plantent comme des pierres angulaires sur le chemin de ses personnages. Car «il faut des allégories. Elles sont nécessaires pour se construire dans un souci de grandeur et d’augmentation de soi», écrit-il pour justifier les motivations des marionnettes qu’il pousse vers leur destin, aussi tragique fût-il.
Roman
Joseph Incardona
La soustraction des possibles
Ed. Finitude, 400 pages
EXPRESSO
Où écrivez-vous?
Chez moi. Sur un petit bureau dépouillé, mon ordinateur portable et c’est tout.
Quand?
Le matin. Horaire plutôt standard, 9h-13h
Que lisez-vous en ce moment?
Le Cherokee de Richard Morgiève. Je découvre un sacré écrivain. Un écrivain, c’est comme les empreintes digitales, son style n’appartient qu’à lui.
Quels sont les écrivains qui vous nourrissent?
Les bons. Tout ce qui est bon stimule mon travail, me pousse à sortir le meilleur pour tenter d’être à la hauteur de ce que je lis. Quand je termine un roman qui m’a subjugué, je suis un homme meilleur. Quelques auteurs, pêle-mêle: Harry Crews, Raymond Carver, Jean-Pierre Rochat, Gabrielle Roy, Carson McCullers, Roberto Bolano, Charles Bukowski, Tchekhov, Knut Hamsun, Pasolini, Fitzgerald, Baldwin, Ramuz, Céline…
Pourquoi écrivez-vous?
Paraphrasant James Bond: Parce que le monde ne suffit pas. Plus sérieusement: pour ne pas me sentir inutile à moi-même. Parce que je ne conçois pas un jour sans écrire.