Il vous dit des mots d’amour, rit très fort, mélange trois langues dans la même phrase, souffle dans une clarinette qu’il appelle Annabelle, dans un piccolo qu’il a baptisé Piccolo. Il a 40 ans, l’air d’en avoir 22 et pense comme un vieillard trois fois sage. Il vient du Québec, d’Haïti, de Miami, de New York et de Paris. On ne sait trop bien d’où arrive son nom, qui pourrait être celui d’un héros de manga. La seule chose dont on est certain, c’est qu’il a sorti un nouvel album dont le titre affirme que l’amour est important, et qu’il sera samedi au CityClub de Pully pour son premier vrai concert suisse.

On dit «vrai concert suisse» parce qu’il était déjà là le 8 juillet dernier, autour de minuit, sur la scène du Petit Palais au Montreux Jazz Festival. Quincy Jones avait décidé de fêter son 85e anniversaire au pied des palmiers vaudois, dans la moiteur et les boiseries, avec un casting de son rang, de sa verve et de son histoire. Le festival avait donc versé sang et eau pour faire venir Mos Def, Talib Kweli, Ibrahim Maalouf, Richard Bona, un tas d’autres dont l’avant-garde du jazz pétri de hip-hop (Robert Glasper, le saxophoniste de Kendrick Lamar, Terrace Martin).

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Pure énigme

Quincy était assis dans sa chemise d’attentat coloriste, il dégustait des petits morceaux de saumon et regardait avec jubilation le Monsieur Loyal de la soirée: Jowee Omicil. Là encore, Jowee disait: «love matters» à tout bout de champ, soufflait l’une des plus belles lignes de saxophone alto qu’on ait entendues depuis Ornette Coleman et revenait à ses moutons d’animateur forain. Jowee est un mystère, une pure énigme. Intérieur et extérieur, dans le même geste désinvolte.

On se souvient de l’avoir rencontré la première fois il y a 3 ans au festival Kriol Jazz du Cap-Vert. Il parlait des nuits qu’il passait justement chez Ornette, ce loft immense, la magie noire, le blues viscéral: «On n’a jamais joué une seule note ensemble. Je l’écoutais. Je me contentais de l’écouter. Il me parlait d’amour et d’honnêteté.» Dans son enfance montréalaise, Jowee entend le mot «amour» tous les dimanches. Son père est un pasteur haïtien qui a bâti la deuxième église d’une communauté qui n’allait cesser de croître.

Du bassin au cerveau

Jowee entend des cantiques, Charles Aznavour, Barbara, il se cache pour glisser ses pieds en arrière sur Billie Jean, mais l’île de ses origines revient beaucoup plus tard, comme un retour de volée. Il suffit d’écouter Rara Démaré dans son nouvel album. Le rara, en Haïti, est une danse ambulante, un cortège de trompes qui envahit les villes pour prévenir du carnaval imminent: «On m’a dit que j’avais ce rythme en moi, sans que je l’aie jamais appris.»

Il y a chez Jowee un lâcher-prise savant, une espèce de connexion sans obstacle entre le bassin et le cerveau. Il a étudié au Berklee College of Music, peut fabriquer un hommage éblouissant à Thelonious (Waves of Monk), être convoqué très jeune à New York par Roy Hargrove pour participer à son groupe, il peut vous renseigner sur le jazz et son destin. Mais il fait aussi de sa musique une machine jubilatoire, une leçon des corps.

Appétit d’ogre

«Je veux m’adresser aux gens directement, sans entrave. Quand je dis amour, ce n’est pas léger.» A l’écoute de son disque, qui traverse le répertoire de Fela Kuti, les comptines tropicales, le bebop et le funk, qui passe par des prières d’enfant et une pop song incandescente (Englishman in New York), on pense en fait à un acolyte d’Ornette Coleman. Jowee Omicil est un Don Cherry créole. La science de l’art brut. Les colifichets tournés en cérémonie. La profondeur du théâtre.

Son précédent album, Let’s Bash, avait été enregistré lors de la même session de quatre jours où plus de 100 morceaux avaient été gravés. Dans l’urgence créative, l’appétit d’ogre de Jowee, cette façon qu’il a de prendre une scène comme si elle n’avait jamais été foulée par quiconque, se cache un murmure bouleversant. Ecouter Obas Konsa, dans son album. Un clin d’œil à l’un de ses maîtres, Beethova Obas. Jowee ne dit pas l’amour, il le fait.


Jowee Omicil en concert. Sa 15 décembre, 19h. Avant le spectacle, il a choisi que le film Ascenseur pour l’échafaud de Louis Malle soit projeté. CityClub de Pully. www.cityclubpully.ch

Jowee Omicil, «Love Matters» (Jazz Village)