Le photographe Jules Spinatsch a passé les premières années de sa vie perché à 2590 mètres, dans le restaurant panoramique Jakobshorn, alors géré par son père et sa mère. «La nuit, je collais mon nez contre les immenses vitres du restaurant. Je regardais les lumières de Davos qui scintillaient dans la nuit. L’hiver et l’été, c’était le rush pour mon père et ma mère, qui n’avaient donc que peu de temps pour nous, qui étions en vacances, ajoute le Grison. L’artiste a peut-être forgé dans ces moments de solitude un don pour l’observation «de loin», qui est devenu l’un de ses traits.

Au début des années 1980, à l’âge de 16 ans, Jules Spinatsch se retrouve encore seul, envoyé à Zurich, «dans une école pour les cancres», le temps de trouver un apprentissage au pays. La grande ville est secouée par des manifestations pour un centre autonome et l’adolescent observe ce bal sans bien comprendre. Mais un apprentissage vient de se libérer à Davos chez un réparateur radio-TV. CFC en poche, le jeune homme enchaîne sur une école d’ingénieurs à Buchs (SG).

Je me suis dit que techniquement, je comprenais la photo et j’ai commencé à faire des images.

«J’étais faible en physique et mes camarades étaient pour la plupart incapables d’écrire une seule phrase en bon allemand», rigole celui qui a officié six ans durant à Genève comme professeur dans ce qui deviendra la Haute école d’art et de design Genève (HEAD). Le Grison décroche ensuite un job de rédacteur technique pour Revox. L’usine de Regensdorf (ZH) possède son imprimerie, ses graphistes, ses photographes. En ville, il rencontre des artistes. Le déclic a lieu comme ça. «Je me suis dit que techniquement, je comprenais la photo et j’ai commencé à faire des images.»

Un passage à New York

Jules Spinatsch décroche des boulots pour l’hebdo de gauche WoZ et le Beobachter. Il vit dans un WG (collocation) zurichois et absorbe tout ce qui a trait à l’image. Son labo est situé à Schwamendigen, près de l’aéroport, «quartier doté d’une mauvaise réputation». Le Zurichois d’adoption photographie les gens et leur environnement. Ce travail lui ouvre les portes d’une agence nommée Regards. Les images lui servent aussi de dossier pour entrer en section de photojournalisme à l’International Center of Photography (ICP) de New York, où son fondateur – Cornell Capa – vient de temps en temps pointer son nez dans les classes.

Mais dans cette Mecque du photoreportage classique, Jules Spinatsch ressent un décalage, car les cours n’abordent pas ce qui est en train de devenir la photographie documentaire conceptuelle. Or l’homme ne croit pas au pouvoir documentaire des images produites par les reporters débarqués dans le tiers-monde en guerre. Il cite James Nachtwey, comme archétype de cette photographie présentée comme disant la vérité sur le monde, alors que selon lui, sa création naît d’une interférence sur la réalité et que sa réception est à 90% le fait de l’imaginaire. «C’est comme un chablon: il faut une image en noir et blanc, un visage triste.»

Si tu es trop près, tu es intrusif et tu crées une situation qui n’est pas authentique. A un certain stade, ça devient de la dermatologie.

Autre critique, l’obsession de la proximité. «Si tu es trop près, tu es intrusif et tu crées une situation qui n’est pas authentique. A un certain stade, ça devient de la dermatologie», rigole l’artiste, qui dans le travail de Sebastião Salgado loue justement les images de chercheurs d’or prises de loin, «car elles donnent une perspective» à ce labeur. La foi dans l’icône est perdue. Le photographe se met à travailler sur les séries.

Première application de cette méthode: «We will never be so close again», qui contient des images – prises en voiture – de personnes au volant attendant le feu vert. «Les gens attendent le signal dans une attitude presque religieuse. Ils ne regardent pas la caméra. Ils sont dans la même situation que moi, qui ne sais pas quel temps il me reste pour faire l’image.» Pour autant, Jules Spinatsch ne se moque pas de ces sujets, dit-il. Il est même conscient du caractère symboliquement meurtrier de l’acte photographique. «A Zurich, j’ai photographié des conducteurs dans leur voiture avec un flash. Au 2e coup de flash, on dirait des gens sur qui on viendrait de tirer, et je ne publie pas cela. On voit que pour une même situation, la photo est différente. Cela montre que le photographe crée la scène, même s’il reste invisible.»

Meilleur livre de photographie documentaire en 2005

Pour Temporary Discomfort, primé meilleur livre de photographie documentaire en 2005 à Arles, Jules Spinatsch explore la politique et la surveillance: au G8 (de Gênes et d’Evian) et au Forum de Davos de 2001 ainsi qu’à son édition new-yorkaise en 2002. Le chapitre de l’essai dédié au Forum de Davos se déroule dans une ville barricadée contre les altermondialistes. Jules Spinatsch photographie des lieux éclairés par des spots, où il ne passe rien. Slalomant entre les cinq palaces de Davos, le reporter séquentiel «shoote» – de loin – des chauffeurs et de gardes du corps. Positionné sur les pistes de la station avec un objectif de 1200 mm, il photographie le Congress Center du Forum de nuit, qui ressemble à un camp. Avec ce dispositif, des images de simples chalets donnent l’impression d’une activité suspicieuse.

L’opération de surveillance des surveilleurs est complétée par la mise en place de trois webcaméras qui balayent différents lieux du centre de Davos du matin à la nuit, avec une image prise toutes les trois secondes. «Chacune des 2176 images de chaque pièce est documentaire et précise, mais se qui s’y passe est le fruit du hasard. Ce qui fait qu’essayer d’interpréter cela tient de la spéculation», démontre le Grison, qui a repris cette idée pour évoquer une soirée phare de la vie viennoise, le bal de l’Opéra, d’où ont été tirées 171 images, d’une beauté rehaussée par leur caractère aléatoire.

Apprécié du monde de la photographie conceptuelle

Le temps passe et les projets de Jules Spinastch, fascinants dans leur analyse autant que drôles dans leur ironie, ne tarissent pas. Dans «Snow Management Complex», paru en 2014, l’artiste explore la montagne éclairée par des ratracks et montre la géographie modifiée par les lacs artificiels nécessaires aux canons à neige, dans des Alpes transformées en parc d’attractions. Pour son projet «Asynchronus on nuclear technology», l’artiste a envoyé dans la centrale nucléaire autrichienne de Zwentendorf – «stoppée vingt minutes avant son démarrage» – une caméra descendant dans le réacteur en exactement vingt minutes.

A Genève, le monde de la photographie conceptuelle apprécie l’oiseau, qu’il tient presque pour un artiste local. L’an passé, le Fonds municipal d’art contemporain a acheté l’une de ses installations composée de 120 tirages. Le sujet? Sept catégories de bulles de boues montrées à différents stades avant leur explosion. Des photographies prises en Islande, qui pourraient ressembler «au développement progressif d’un scandale médiatique.»