«Au pathétique de mon handicap s’ajoutent les images ridicules dont m’affuble l’imaginaire collectif. En premier vient le pirate, l’impitoyable dont la cruauté est sans limites, souffrant du pire, il est capable du pire. L’imaginaire collectif voit dans mon état une justice divine, en vient à parler de destinée.» Cinq ans après la mort de l’acteur Guillaume Depardieu, sort un album, Post mortem. Onze chansons qu’il a écrites et qu’il chante sur des musiques de François Bernheim, un vieux de la vieille (des Poppies à Patricia Kaas), intime de ses parents, avec qui il avait enregistré une maquette dans un studio de Gif-sur-Yvette, dans l’Essonne, un an avant sa mort. Il sort aujourd’hui, réarrangé par Renaud Letang (Manu Chao, Emilie Simon, Mathieu Boogaerts), avec Vincent Ségal au violoncelle et Vincent Taeger à la batterie. Rencontre avec Julie, sa sœur, artisane de cet hommage posthume.

Le Monde: «Post mortem»: drôle de nom pour un drôle de disque?

Julie Depardieu: C’était son idée. Quand il me l’a fait écouter, je lui ai dit: «C’est très bien. Ça va s’appeler comment?» Il me dit: «Post mortem.» «Ah ouais? C’est pas génial comme titre, pourquoi tu l’appelles comme ça?» Je me disais: qu’est-ce qu’il fait encore son intéressant!? Pourquoi il fait ça? Ça me faisait chier, c’était un titre tellement sombre. «Parce que je pense que cela sortira après moi…» Il m’a dit ça. Et moi, évidemment, j’ai fait: «C’est ça, bien sûûûûr.» Après, je me suis dit qu’il savait tout, qu’il sentait… Avant de mourir, il m’appelait depuis la Roumanie en tournage, il m’appelait, et il était comme un animal, comme un animal qui devait sentir. C’était violent. Il y a un moment où je ne lui ai pas répondu au téléphone. J’en ai une grosse culpabilité. Sur mon portable, il n’y avait pas marqué «Guillaume», il y avait marqué «Frère». Je marque «Frère», «Père», «Mère». Je n’ai pas répondu.

– Vous vous en voulez toujours?

– On a tous des choses à faire. A l’époque, je montais un opéra, j’étais dans un état! Je pleurais sous les gradins tout le temps. Je suis assez hystéro. Donc quand «Frère» m’appelait, je ne pouvais pas répondre… Des fois, je décrochais, on s’engueulait…

Rétrospectivement, c’est dur. A l’époque, il était en pleine agonie. Par moments, il crachait du sang, et personne ne le savait. Et il est mort comme un con d’une pneumonie. Mais qui fait ça? Qui? La Dame aux camélias, c’était il y a cent ans!

– Il est mort là-bas?

Mort cérébrale là-bas, physique ici. Moi, j’espérais qu’il se réveille, je n’avais pas compris que, même s’il se réveillait, c’était débranché. Quand je suis allé le voir à l’hôpital, en réanimation, il n’y avait que des vieux, et lui, il était d’une beauté! Du coup, j’étais très confiante: cette fantaisie, il nous l’avait déjà faite. Hôpital Raymond-Poincaré, à Garches. Je connaissais même les infirmières. Mais les vieux, ils se sont tous réveillés; pas lui.

– C’est l’hôpital où il a été opéré plusieurs fois pour sa jambe?

Oui, pour ça, et aussi parce que c’est quelqu’un qui avait du mal parfois avec la vie. Il prenait des médocs… et, bon… il se retrouvait dans un semi-coma. Et il l’a tellement été que c’est comme quelqu’un qui aurait trop crié au loup. Je pensais qu’il passerait entre les gouttes. Je suis tombée de haut.

– Que s’est-il passé pour que vous décidiez de sortir, si longtemps après, un disque de votre frère, qu’on connaissait comme comédien, pas comme chanteur?

– La mort est toujours violente et surprenante. Plein de gens vivent exactement ce qu’on a vécu, mais nous, on avait une chance dans notre malheur, c’est qu’il y avait quand même une voix qui restait. Il n’était pas tout à fait mort parce qu’il y avait ça. Ce dernier truc qu’il avait dans le crâne. Il ne parlait que de ça. Mais il ne l’a pas fini… C’est tout lui, ça!

– Il a fallu cinq ans pour sortir le disque?

– Là où il est, je ne sais pas très bien. Mais là où il est, le temps n’existe pas. Je me suis dit qu’il fallait continuer son projet, même maladroitement. Sa fille avait 8 ans quand il est mort. Au moins, c’est un truc pour elle et pour quelques personnes qui auront envie de l’écouter. Le truc n’avançait pas. En plus, moi, je ne connaissais rien à ce genre de musiques, je suis hyper-fasciste: je n’aime que Prokofiev, Tchaïkovski… Et puis j’ai rencontré une certaine personne qui est dans la chanson française…

– Philippe Katerine, avec qui vous avez aujourd’hui deux petits garçons.

– En 2009, un an après la mort de Guillaume, je rencontre Philippe. Mon frère était la seule personne masculine en qui j’avais confiance. C’était quelqu’un qui ne trahissait jamais. Il me comprenait mieux que moi-même. J’étais énervée contre tout. Avant qu’il meure, il me laissait des messages: «Pardonne», ou «Sois-en capable», des trucs comme ça. Alors que j’étais enceinte, il est passé dans ma tête, il m’a dit: «Comme d’habitude, tu peux être lâche, ou bien tu peux juste essayer de faire quelque chose que tu ne connais pas.» Je suis contente qu’il soit passé dans ma tête.

– Vous avez donc sorti cet album.

– Philippe, qui me voit dans la galère, me souffle un nom: Renaud Letang… Le jour où j’écoute la première chanson, mon réflexe, c’est d’appeler Guillaume et de lui dire: «Putain, c’est pas mal ce que vous avez fait.» Manque de bol, je n’ai pas pu l’appeler…

– C’est un deuil, ce disque?

– En fait, le deuil s’est fait quand il n’existait pas, quand je le plantais. La sortie de l’album, c’est une résurrection. Après la mort de Guillaume, pendant au moins un an, j’ai pensé qu’il était parti en voyage, tellement c’était compliqué pour moi de penser que j’étais vivante et lui non. Les trois premières années, je faisais des rêves hyper-caricaturaux où il était habillé tout en violet, dans un endroit tout cotonneux, avec des gonzesses…

– Le disque ressemble à une photo de votre frère. Tragique, sombre et révolté…

– Pas toujours sombre. Dans «L’Estropié», c’est un peu comme un retour de guerre; le mec, il a une jambe en moins et il sifflote. Ce que j’aime, chez Guillaume, c’est qu’il dit tout. Et puis je crois qu’on est tous un peu estropiés, même sans avoir de jambe en moins.

– «L’Estropié» dit surtout: il n’y a pas de place pour moi dans ce système, non?

– Ben oui. Guillaume habitait Bougival. Ses meilleurs amis, ses connaissances, c’était que des estropiés, des gens qui n’y arrivaient pas, des gens qui n’avaient rien, des rejetés. Il passait toutes ses journées dans le même café, Les Trois Billards, à lire son journal. Sa vie, c’est celle d’un mec qui vit dans un village et va au café. Il y avait toujours chez lui plein de gens qui n’avaient pas de quoi, qui n’avaient pas de lit. Une fois, il est même rentré sans pantalon ni chaussures. Je lui dis: «Qu’est-ce que tu fous?» Il dit: «Je sais pas, y avait un mec qu’en avait pas.» Sur sa tombe, à Bougival, il y a ces gens-là qui viennent lui mettre des petits cadeaux, des mots, des trucs de rien.

– Il est bien dans l’image du poète maudit, Rimbaud…

– Oui, et la même jambe que Rimbaud. La droite. A un moment, on avait un projet sur Rimbaud et sa sœur, à partir du roman de Philippe Besson, Les Jours fragiles [Julliard, 2004]. Le film ne s’est pas fait, mais Guillaume, toute la journée, marchait dans Bougival, envoûté. Il lisait Rimbaud du matin au soir. Moi, je trouvais ça vachement beau pour lui que ça justifie cette jambe coupée. Ça justifiait tout. Le film ne s’est pas fait. Il l’a super mal pris.

– Ce disque, c’est tout ce qu’il a laissé?

Si je vais fouiller chez lui, à Bougival, je suis sûre que je retrouve des trucs. Tout est resté en l’état. Parce qu’on est tous traumatisés. Et puis, là où la plupart des gens sont obligés de tout évacuer, nous, nous avions la possibilité de garder la chambre telle quelle. Personne n’ose y aller.

– Chez lui?

– On habitait tous à Bougival, ma mère, lui, moi, chacun dans sa maison. On a été élevés là-bas, Guillaume et moi. On est arrivés en 1976. Il n’a jamais voulu habiter Paris. Moi, je viens d’y revenir. J’étais partie de là-bas juste avant qu’il meure, je ne sais pas pourquoi. Comme une envie de pisser, il fallait que je me casse. J’ai fait ma valise, j’ai fait tout mon déménagement en août. Il est mort en octobre.

– Il a toujours été habité par la mort?

Non. Quand il était petit, il était très gai. Vivant. Et un trompe-la-mort aussi: quand on était dans la cour de l’école, il se faisait remarquer parce qu’il fallait toujours qu’il prenne la défense de je ne sais quoi. Il avait un côté bouc émissaire, un côté sauveur. Et puis il était d’une beauté renversante, je n’ai jamais vu un corps comme ça. Il l’a bousillé du début à la fin. Un torse, des épaules. Il n’a pas arrêté de s’abîmer. Même après ses accidents, il se scarifiait, il avait comme ça un truc avec la douleur, il faut vivre sa douleur, il faut se faire mal, tout le temps il a fait ça.

– A quel moment cela bascule-t-il?

A travers tous ses séjours à l’hôpital, je pense. Je n’ai jamais vu quelqu’un qui allait autant à l’hôpital, jamais. Pour lui, c’était comme un refuge parce que, dans la vie réelle, il avait du mal. Il adorait les infirmières, il les embrassait, c’était quelqu’un de très tendre, donc les infirmières l’adoraient en retour. Il écrivait beaucoup là-bas – il regardait la télé, il lisait Moto Journal et il écrivait.

– Toujours la question de sa place sur terre?

– Il exprime quelque chose qui est universel, qui est une émotion. Un truc qu’on pense tous à 15 ou 20 ans, mais lui, il ne l’a pas digéré… Il retrouve un truc d’enfance. Quand il hurle: «Marlon, cet enculé», il pleure. Tu sens que, évidemment, il parle pour lui mais aussi pour plein de gens. En fait, cette chanson, je pense, il l’a écrite pour Cheyenne Brando, qui était dans la chambre à côté de la sienne à la Villa des Pages, au Vésinet: elle quitte la clinique, elle se flingue deux semaines après. Je ne sais pas s’il la connaissait, on n’en a pas parlé, mais je sais qu’elle était dans cet hôpital où on l’avait enfermée, où il se sentait lui-même trahi.

– Trahi par qui?

– Sa seule alliée, c’était toujours ma mère. Et là, elle n’était pas avec lui. Elle avait finalement pris la décision de l’hospitaliser pour le protéger. Ce fut dur pour lui. Moi, j’étais la sœur qui disait: «OK, qu’est-ce que tu vas nous faire maintenant? Tu veux mourir, tu veux quoi?» J’en avais marre.

– Vous vous sentiez coincée entre un père et un frère?

– On était très proches avec Guillaume, comme tous les frères et sœurs, c’est-à-dire qu’on n’était jamais d’accord non plus. On s’engueulait, deux secondes plus tard, il venait vers moi, il disait «Je t’aime», il n’avait pas peur de dire ça. Il n’avait pas peur du ridicule. Même dans ses chansons, il dit tout… Enfin, j’avais un ego qui pouvait rentrer dans une boîte d’allumettes. D’ailleurs, il y est encore. En plus, j’étais la petite sœur d’un très beau mec, je n’avais pas son aisance, j’ai galéré, je me suis fait refaire le nez cinq fois.

– Cinq fois?

Ouais, parce que je ne me supportais pas. C’était une question identitaire. Ce n’était même pas pour être jolie, je ne voulais pas avoir ce nez-là, qui ressemblait trop à celui d’un membre de ma famille.

– Gérard Depardieu, pire que Brando?

– On a toujours été en rébellion. Depuis tout-petits. Mon père, c’est un voyou: il dit un truc, mais il peut faire le contraire, faut se méfier, tu ne sais pas. Ce n’est pas un traître, non, mais tu te méfies quand même.

– Il en dit quoi, Gérard Depardieu, de ces chansons?

– Dans son for intérieur, il doit être content, mais c’est pas à moi qu’il va le dire. C’est la pudeur des Depardieu, personne ne dit rien, faut tout deviner. Gérard a toujours vécu avec ses disparus. Ses parents, des taiseux, sont morts jeunes, à 63 ans, le pancréas pour lui, le diabète pour elle. Je pense que ça le secoue vachement, la mort de son enfant, mais il ne te le montrera pas. Gérard dit les mots des autres, mais il n’a pas une grande parole. Ce qu’il admirait chez Guillaume, justement, c’est qu’il écrive, même des trucs rageurs. Et puis Gérard est incapable de jouer du piano. La musique et l’écriture: voilà deux trucs que Guillaume faisait et que son père ne faisait pas.

– C’était ça, le but?

– Ben, peut-être. Il n’y a quand même pas beaucoup de place, hein? Gérard, c’est un voyageur. C’est un mec qui est toujours parti et qui t’explique que «c’est là-bas» et qu’il peut pas rester ici. C’est un handicapé, en fait, quelqu’un qui ne peut pas rester en place. Quand tu es un petit garçon, tu as besoin de confrontation avec ton père. Guillaume a beaucoup souffert qu’il ne le regarde pas. Je me souviens d’un jour, mon frère devait avoir 8 ans; moi, deux de moins. Il jouait du piano devant son papa – qui venait de rentrer mais qui allait repartir au bout de cinq minutes –, il jouait comme ça, super bien. Mais Gérard gesticulait tellement, cela rendait la chose impossible. Gérard, c’est un grand jaloux, en fait. Moi, cette gesticulation dont je me rappelle, enfant – alors qu’il sait écouter, qu’il sait lire, Gérard, c’est pas un con, hein! –, eh bien, je trouvais ça dégueulasse, même à l’époque, et ce pauvre Guillaume, il prenait ça dans la gueule, que l’autre n’arrête pas de bouger. Et ça, c’est typique de tous les pères qui ont du mal à avoir des enfants. Gérard, il est très sympa, mais tu ne peux pas exister beaucoup à côté de lui.

– Vous y avez tous les deux réussi, néanmoins?

– Ce n’est pas facile. Ni Guillaume ni moi n’avions pensé être acteurs. Tu sais très bien que la place est prise. Guillaume a toujours voulu faire de la musique. Même dans Tous les matins du monde [le film d’Alain Corneau, 1991], où il interprète le personnage que joue mon père jeune, c’est lui-même qui joue, super bien, sans postsynchronisation.

– Ça vient d’où, ce goût pour le classique?

– Oh, on devait avoir 15 ans. C’est Noël. Tout le monde s’engueule chez moi – souvent, on n’ouvrait même pas les cadeaux parce que tout le monde avait déjà quitté la table. Ma mère: «Julie, va mettre le couvert.» Je suis ado, j’ouvre mon courrier… Rien, sauf une lettre de La Redoute. J’y commandais des culottes et des t-shirts mais, comme c’était Noël, ils m’envoient un cadeau: Les Trésors de l’opéra. Je dis: «Ces connards, ils pourraient se renseigner sur l’âge de leurs clients!» Pour éviter de mettre la table et l’angoisse qui monte avec, je mets trois heures à découvrir le disque, et je tombe sur Don Giovanni, avec Teresa Berganza. Là, je tombe à la renverse… Ma drogue, elle naît là. La même année, mon père tourne Cyrano en Hongrie. Moi qui rêve d’être maquilleuse, je le suis, je tiens le pot de colle pour qu’on lui colle son faux nez. Là-bas, j’achète un super-beau Requiem de [Mozart, sous la direction de] Nikolaus Harnoncourt. Guillaume l’écoutera en boucle. C’est lui qui m’emmènera pour la première fois à Pleyel. Pour le Requiem.

– Vous avez pris des cours?

– Oui, dès 5 ans, comme des cons. Sauf que lui, il était bon, pas moi. Donc, une fois qu’il s’est fait virer de toutes les écoles, il part à 16 ans à l’Ecole normale de musique, un conservatoire privé à Paris. Il était comme ça, à lire le Traité d’harmonie de Schoenberg, solfège, composition… Guillaume s’était pété tous les doigts en se les cognant sur les murs, mais dès qu’il touchait un clavier, il avait la grâce.

– Pas seulement devant la caméra, donc?

– J’ai un piano chez moi, tout désaccordé. Un jour, il y a mon oncle, Patrick, très sympa mais un taiseux, lui aussi. Il est là avec sa perceuse et m’aide à réparer une applique. Guillaume se met au piano, il joue Schumann. Patrick s’arrête et, là, il fond en larmes. Voilà, c’est ça. Guillaume savait rassembler l’instant qui te fait ça.

– Vous avez dit: «Je ne sais pas où il est.» Vous croyez en Dieu?

– Noooon. C’est là où tu es dans la merde. Quand tu perds quelqu’un et que tu ne crois en rien… Maintenant, je pense qu’il est quelque part. Là… ou là… Je crois à tout, maintenant. Mais je me dis que je crèverai vieille: j’aurai mal au dos, j’aurai plus de dents, mais je crèverai vieille. Parce que je suis lente. Guillaume, je pense qu’il avait quand même compris des choses…

– Pourquoi? C’est mal, de vieillir?

– Ça ne me fait pas triper.

– Mais votre père, il vieillit bien, lui?

– Oui, mais tu verras, il vieillira pas tant que ça. Tu verras. 65 balais, c’est pas vieux. Et quand tu sais ce qu’il fait, il durera pas, je te le dis. Dans cinq ans, il est plus là. C’est lui le prochain, je le sais.