Jürgen Habermas: Vérité et Justification
PHILOSOPHIE
Dans son dernier ouvrage, le philosophe allemand remet en cause les notions de vérité, de réalité, de connaissance et d'objectivité.
Jürgen Habermas
Vérité et Justification
Trad. de Rainer Rochlitz
Gallimard, 348 p.
Depuis une bonne dizaine d'années, le philosophe allemand Jürgen Habermas (né en 1929) a été presque entièrement absorbé par la réflexion politique. Telle a en tout cas été son image publique. Dans l'effervescence qui a entouré la chute du Mur, il a été une voix qui partait de haut et qui portait loin. En penseur radical de la démocratie, il a été le premier, dans un texte mémorable de 1989, à mettre en garde, l'unification à peine sur les rails, contre «le nationalisme mafflu du deutschmark»; mais surtout, dans la foulée, il a développé sans discontinuer une réflexion politique d'emblée située à la hauteur des événements historiques qui se déroulaient sous ses yeux, à l'instar d'un Kant méditant sur la portée de la Révolution française.
Comme ce dernier d'ailleurs, il s'est parfois mué en publiciste, écrivant des articles de poids dans la presse allemande d'influence, peut-être naturellement poussé à ces prises de position publiques par sa retraite universitaire intervenue entre-temps. Démocratie, citoyenneté, Europe, cosmopolitisme étaient alors ses maîtres mots, qui gouvernaient sa pensée politique consignée dans des livres comme Droit et Démocratie ou L'Intégration républicaine.
Mais Jürgen Habermas, c'est avant tout le théoricien de l'agir communicationnel, ce qui est à la fois le titre de son ouvrage théoriquement le plus marquant (Théorie de l'agir communicationnel, 1982) et la formule qui désigne le noyau dur de sa philosophie. L'agir communicationnel, c'est le langage, et c'est l'analyse du langage en tant qu'il est par nature orienté vers l'entente entre les individus qui a guidé Habermas dans tous les champs de la philosophie.
C'est dire qu'il ne l'a pas intéressé en linguiste, mais en théoricien de l'action; partant de ce fait incontournable que nous communiquons en échangeant des actes de parole, Habermas s'est ouvert la voie d'une théorie de la rationalité, mais aussi d'une théorie critique de la société se déployant dans une théorie de la morale, de la politique et du droit, étant entendu que ni la rationalité, ni la société, ni les normes et les valeurs ne pourraient avoir pour nous d'existence en dehors du langage.
C'est cette veine de réflexion que reprend Vérité et Justification (Wahrheit und Rechtfertigung. Philosophische Aufsätze), veine entre-temps abandonnée à la fin des années 80. Il s'agit donc ici d'un ouvrage de nature théorique, dont il serait d'ailleurs vain de nier le caractère parfois hautement technique, jusqu'à être dans certains cas franchement sibyllin à des oreilles qui n'ont pas été formées à tous les méandres de la «pragmatique formelle» dont il est le chantre.
Voilà comment Habermas formule lui-même l'une des questions théoriques qu'il essaie de résoudre: «Comment concilier à la fois le postulat d'un monde indépendant de nos descriptions et identique pour tous les observateurs, et la découverte de la philosophie du langage, selon laquelle nous ne disposons d'aucun accès direct, non médiatisé par le langage, à la réalité nue?» Autrement dit: comment maintenir à la fois une philosophie réaliste, selon laquelle il y a bel et bien un monde indépendant de nos descriptions, et l'intuition centrale de la philosophie du langage, selon laquelle nous n'avons d'accès à cette réalité qu'à travers le langage?
Tout au long de ces quelque trois cents pages, Habermas explore à nouveaux frais (il corrige en effet sa conception antérieure de la vérité) les conséquences théoriques de ce qu'il appelle le «changement de paradigme», c'est-à-dire le passage de la philosophie de la conscience, centrée sur la subjectivité, (dont le modèle est Descartes) à la philosophie du langage, centrée sur l'intersubjectivité. Comme il le dit lui-même, «notre capacité de connaître ne peut plus être analysée indépendamment de notre capacité de parler et d'agir», ce qui veut dire, entre autres choses, que nous sommes toujours – même en tant que sujets de connaissance – conditionnés par l'ensemble des pratiques dans lesquelles nous sommes immergés.
Ceci affecte profondément les notions traditionnelles de vérité, de connaissance, de réalité, d'objectivité. Ce sont elles que Habermas entend reformuler à l'aune de son nouveau paradigme, en ne perdant pas un instant de vue cette thèse qui, certes, complique tout, mais représente en même temps l'un des acquis majeurs de la philosophie du XXe siècle: «Le langage et la réalité s'interpénètrent d'une manière qui, pour nous, reste indissoluble.»