La francophonie est en recul un peu partout dans le monde, sauf en Afrique. Cette (r)évolution est en partie due à l’avènement de la société numérique, globalement très anglicisée. «Le Temps» part en reportage en France, à Québec, à Bruxelles, en Nouvelle-Calédonie et à Bucarest pour sentir battre le pouls de la langue française.

Notre éditorial: Le français, une identité en (r) évolution

Episode 1: A Villers-Cotterêts, le roman du français conquérant

Episode 2: La défense de la langue au Québec, un devoir moral malgré tout

Episode 3: A Bruxelles, le laboratoire de la francophonie plurielle


Une école primaire de rêve. Ou presque. A la sortie de Pouebo (Pweevo), sur cette côte est de la Grande Terre où les montagnes riches en nickel et recouvertes de forêts plongent d’un seul coup dans l’océan Pacifique, l’Alliance scolaire de Hyabe pourrait figurer sans peine sur un calendrier des plus beaux paysages de l’éducation nationale française. Deux classes primaires côte à côte, dans un unique bâtiment posé en plein milieu des cocotiers, à quelques mètres de la mer. Parterres soignés de fleurs de tiaré et de frangipaniers. Patio traditionnel en bois, couleur bleu marine. C’est ici, avec ses élèves déposés chaque matin par le ramassage scolaire qui sillonne les tribus kanakes des vallées voisines, que l’écrivain Luc Enoka Camoui a imaginé son conte Douba, le chasseur de sons. Un conte rythmé par «le kaneka, cette musique d’ici, de Kanaky ou de Nouvelle-Calédonie, caisse de résonance d’une histoire à raconter ailleurs et à inscrire au concert des musiques du monde»…

L’histoire de Douba, ce jeune chasseur «parti de sa case avec sa lance, son arc, son sabre et sa gibecière pour chasser du gibier dans la forêt d’Hienghène» pourrait presque servir de trame au rendez-vous politique que tout le monde attend ici: le référendum du 4 novembre sur la «pleine souveraineté» du territoire annexé par la France en 1843. Résolu à tuer oiseaux et animaux qui se dresseront sur son passage, Douba, le jeune Kanak, comprend que la diversité de la nature et de la faune vaut mieux qu’une gibecière bien remplie.

Le «cagou» et le «notou», deux oiseaux de l’île rencontrés lors de son périple, deviennent alors ses compagnons. Jusqu’à choisir de «retourner chez lui bredouille, mais rempli d’une nouvelle richesse»: la diversité. Douba, ou l’hommage enfantin à Jean-Marie Tjibaou, le leader indépendantiste assassiné en 1989 après avoir négocié d'arrache-pied les fameux «Accords de Matignon» et originaire lui aussi de Hienghene, au centre du territoire? Douba, ou l’éloge poétique d’une possible coexistence entre Kanaks, caldoches (les Français originaires du territoire) et métropolitains sur ce «caillou» peuplé d’environ 300 000 personnes, où les tensions demeurent vives à l’approche du scrutin?

«Nous avons les deux pieds dans les deux cultures, française et kanake»

Luc Enoka Camoui rajuste sa casquette. Monter le retrouver, à Pouebo, a exigé de parcourir 600 kilomètres de routes provinciales et montagnardes, en contournant d’ouest en est cette «grande terre», cœur de la Nouvelle-Calédonie. L’idée, évoquée au téléphone après avoir pris connaissance de ses ouvrages à «Calédolivres», la librairie de référence de Nouméa, consistait à lui poser une question simple: comment défendre, en 2018, l’indépendance et la francophonie? Que signifie, dans cette province nord de plus en plus autonome, préfiguration d’une future «Kanaky», l’identité culturelle liée à la langue française, coincée entre l’immense Australie anglophone, la poussée chinoise dans les archipels voisins et les idiomes traditionnels?

Quatre langues mélanésiennes sont, depuis quelques années, enseignées au baccalauréat de ce lointain territoire français, avant-poste francophone dans le Pacifique avec la Polynésie. Le lycée La Pérouse, à Nouméa, résonne désormais – lors des examens – des sonorités paicî, ajië, nengone et drehu. «Nous avons les deux pieds dans les deux cultures, française et kanake» répond l’instituteur-écrivain. Le titre de son dernier essai Essentialité: du singulier au collectif dit le dilemme entre l’individu, fruit de l’esprit français des Lumières, et le clan, pivot des sociétés océaniennes. «Plus de 80 langues sont parlées en Nouvelle-Calédonie, poursuit Luc Camoui. Le Français nous permet de communiquer entre nous. Nous délibérons dans nos langues respectives. Mais nos revendications, surtout politiques, se sont toujours faites en Français».

Le périple Nouméa-Pouebo est révélateur. La Calédonie est un territoire vide. Grands espaces. Conduite solitaire. Tout y recopie la France. Mêmes panneaux routiers. Mêmes enseignes. Une mairie dans la rue principale, souvent reconstruite dans les années 70. Une gendarmerie dans le chef-lieu, où les gendarmes venus de métropole sont largement majoritaires. Sans parler des banques, presque toutes françaises. Les langues locales? Invisibles, hormis les sous-titres des panneaux indiquant, çà et là, la direction des tribus nichées dans les vallées où à flanc de montagnes, en retrait des routes.

«Tribu» ici désigne le clan, le village, la communauté. Le repère des Kanaks, les bons et mauvais jours, demeure la tribu dont ils sont issus. La tribu est aussi le lieu de la «coutume», autre vocable calédonien intégré dans la langue française. Alors, cette langue? Langue du colonisateur ou de l’émancipation? Alain le Cante est l’un des principaux producteurs de ce «kaneka» qui accompagne en musique Douba, le chasseur de sons. Il s’agissait alors, pour les leaders indépendantistes Jean-Marie Tjibaou et Yeweiné Yeweiné – tous deux tués sur l'île d'Ouvéa en mai 1989 par un activiste Kanak en revanche de l'assaut militaire qui avait couté la vie sur l'île, un an plus tôt, à 19 jeunes kanaks et 4 gendarmes pris en otage – d’aider à l’émergence d’une conscience culturelle insulaire. Trente ans après, quel résultat? «Je n’ai jamais senti de rejet de la langue française en tant que tel, confie Alain le Cante, dans son studio du faubourg Blanchot, à Nouméa. Les musiciens qui défilent ici échangent toujours en français avant d’entonner leurs refrains en langues locales. L’ère numérique et le déferlement de l’anglais sur internet ont aussi estompé les frontières. La zone Pacifique est la plus grande aire mondiale de cohabitation linguistique.» »

Son constat est partagé par Vanuela Watt, l’une des chanteuses en vue de l’île, dont les racines familiales sont au Vanuatu voisin, l’ex-condominium franco-britannique des Nouvelles Hébrides (lire ci-contre): «Le français est un lien et un levier, argumente-t-elle. La question est plus celle de l’ancrage, réel ou non, du français dans nos mentalités, de son impact sur notre façon d’agir et de penser. Notre révolution linguistique, ici, est surtout musicale et orale. Nos rythmes, nos palabres dans les tribus, disent notre société, nos maux, nos envies.»

Détour par «La malle du gouverneur». Antiquaire-libraire, Jean Claude Estival dispose dans son magasin de Nouméa d’une des plus grandes collections privées de livres sur l’Océanie. Dur retour à l’histoire. Le français fut sans conteste un instrument d’asservissement. La langue s’installa par la force des armes et du Bagne, cette colonie pénitentiaire installée sur l’île entre 1864 et 1897, où furent notamment déportés les «communards» de l’insurrection de Paris, en 1871. Jean-Claude Estival nous conseille un texte du pasteur Maurice Leenhardt, ethnologue et missionnaire. Publié en 1937, Gens de la Grande terre dit, chez les tribus kanakes, le poids du silence: «En leur parler français, ces révoltés n’expriment aucune colère. Ils agissent comme mus par une force incohérente et intime montant d’eux-mêmes et de leurs vallées profanées. Lutte sans plan et sans espoir, spasmes des tenants d’une orthodoxie périmée que résument les complaintes des survivants…»

Référendum déterminant

Le lien entre la langue, la colonisation, l’émancipation du peuple kanak et la France est ténu. Rien de mieux, pour le mesurer, que d’en parler avec José-Louis Barbançon. Ancien professeur, descendant de bagnard, compagnon de route du tandem Jean-Marie Tjibaou-Yeweiné Yeweiné. Aujourd’hui conseiller municipal de la Foa, sur la côte ouest où sont installées les grandes fermes caldoches, cet historien a écrit sur la Nouvelle-Calédonie le livre Le pays du non-dit. Le voici sur l’île Nou, l’ancien camp principal de la «transportation», l’autre nom du bagne: «Tjibaou, qui fut prêtre avant de devenir un leader politique, avait compris l’importance d’intégrer le français dans la lutte, explique-t-il. Il refusait d’y voir la seule langue de l’oppresseur.»

«C’est le dilemme de la Calédonie. Nous sommes tous Français. Les histoires de nos communautés s’entremêlent autour de la langue», poursuit l’historien. D’autant que cette langue a su épouser les réalités. Le mot «Caldoche», par lequel les Kanaks désignent les Blancs présents sur l’île depuis plusieurs générations, désigne leur propension à parler fort, mais aussi à travailler dur. Le terme vietnamien «Chan Dang» – littéralement «pied engagé» –, qui désignait les travailleurs indochinois importés, est devenu commun…

Les accords de Matignon qui mirent fin aux violentes convulsions des années 80 ont, sans surprise, toujours prévu le maintien de la langue française. «Le garant de la paix en Nouvelle-Calédonie ne peut être que la République française, qu’il n’est pas d’autre arbitre», martèle le document, référence pour la consultation du 4 novembre prochain. 70% des Néo-Calédoniens, selon les sondages - la liste électorale, elle, n'inclut que les électeurs ayant au moins 20 ans de résidence sur le territoire - veulent le maintien du territoire dans la République. 

Voir aussi: Des accords, une poignée de main et un destin commun pour la Nouvelle-Calédonie

Paul Thélotte incarne une autre réalité linguistique et générationnelle néo-calédonienne: celle du football. Il préside le Racing Club de Poindimié (Pwêêdi Wiimîâ), la localité côtière dont le maire est Paul Neaoutyine, le patron indépendantiste de la région Nord, partenaire à 51% de la société minière suisse Glencore pour l’exploitation de la mine de Nickel de Koniambo. Sa vision de la langue à l’épreuve de la politique ? «La revendication indépendantiste kanake a des côtés très français. Elle a toujours été très culturelle, poétique presque.»


Métis de père japonais et de mère kanake, marié à une descendante d’immigrés indonésiens, ce passionné de ballon rond est revenu du Mondial en Russie avec une abondance de fanions tricolores. Rejet ? Au contraire. «On n’est pas dans cette logique. On a aussi du bleu dans les yeux», lâche Humbert, animateur sportif de l’île d’Ouvea où eurent lieu les pires affrontements de 1988 et où furent tués, un an plus tard, Jean-Marie Tjibaou et Yeweiné Yeweiné. «Notre rapport à la langue est bien plus pacifié que celui à la politique ou même à notre appartenance tribale.» Et d’ajouter joliment, sans le moindre accent, «nous sommes en paix avec les mots français car nous les habitons».

L’universitaire Hamid Mokkadem le réfute. «La question de la langue française en Nouvelle-Calédonie demeure un déterminant politique majeur argumente-t-il. La censure est une réalité. Le champ intellectuel est verrouillé. Les Kanaks n’opèrent pas dans un environnement linguistique neutre.» Emmanuel Tjibaou acquiesce. Le fils du leader indépendantiste dirige le centre culturel qui porte le nom de son père, superbe lieu de mémoire et de vie planté entre forêt et mer, construit par Renzo Piano. L’exposition artistique actuelle s’intitule Un destin commun. «On ne peut pas mettre la colonisation dans le frigo de l’histoire. On ne peut pas délier les problèmes actuels de délinquance du fait que ce bout de France a, comme en métropole, mal à son histoire, ses banlieues, sa jeunesse. Qui peut croire que la mainmise d’une dizaine de familles sur l’économie locale n’est pas une oppression? C’est cela, la violence. Dans les prisons, 99% des détenus sont Kanaks. Dans les prétoires, moins de 5% des avocats sont Kanaks. Mais tout le monde y parle français…»

Coïncidence: Emmanuel Tjibaou nous quitte pour accueillir une délégation d’Indiens américains en visite. Des Sioux du Dakota, en lutte contre les pipelines écologiquement dévastateurs de Donald Trump. La comparaison avec les Kanaks est-elle possible? «Je pense que la langue française fait une énorme différence, avance Annie, l’une des représentantes sioux. Un patrimoine culturel commun s’est malgré tout construit ici. On le sent, au-delà des différences.» Une phrase si proche de la conclusion que l’écrivain Luc Enoka Camoui a écrit pour Douba, le chasseur de sons: «Voilà ce que la nature t’offre. Retiens bien ce rythme et cette cadence. Et enseigne-les aux gens du pays pour qu’ils se les approprient.»


La dame d’Epi, légende suisse du Pacifique

Ouvert face à la baie, le grand marché d’artisanat et de produits locaux de Port-Vila ne porte guère la trace de la francophonie toujours vivace au Vanuatu. Pour cause de tourisme australien et néo-zélandais massif, et de présence chinoise croissante dans cet archipel du Pacifique, étiquettes et brochures y sont, soit en anglais, soit en mandarin. Difficile, pourtant, d’échapper au français dès les premiers échanges.

Derrière le stand d’Espirito Santo, la grande île du nord majoritairement francophone, Suzanne opte d’emblée pour un «bonjour» sonore. En juin 1980, plusieurs clans d’Espirito Santo s’opposèrent en vain à l’indépendance pour demander leur rattachement à la France, sur le modèle de la Nouvelle-Calédonie voisine. La rébellion fut matée militairement. «Mon grand-père s’est retrouvé en prison parce qu’il défendait notre identité et notre langue française», poursuit la jeune femme.

La présence du français au Vanuatu y repose aujourd’hui largement sur les épaules d’un homme: le directeur de l’Alliance française de Port-Vila, Georges Cumbo. Installé depuis plus de vingt ans sur place, désormais citoyen du pays, il est aussi éditeur, enseignant, défenseur multicarte de la troisième langue officielle de l’archipel, après l’anglais et le bichlamar, la langue nationale parlée aux côtés des 80 dialectes des tribus insulaires.

Des Suisses colonisateurs

Au bord d’une langue de mer, face à la forêt de mangrove, il nous convie de suite à boire en fin d’après-midi le «kava», l’incontournable boisson locale issue d’une racine apparentée au poivrier, dont le partage est, en Océanie, synonyme d’amitié: «Il y a incontestablement une identité francophone issue de la colonisation des Nouvelles-Hébrides, nous raconte-t-il, en nous offrant Tonghan, le premier roman de l’écrivain vanuatais Marcel Melthérorong et repéré lors d’un voyage récent par le Prix Nobel JMG Le Clezio. La difficulté est que les moyens manquent aujourd’hui pour l’entretenir. Sans rêve, sans dessein, sans histoires plurielles comment faire vivre le français?»

Une de ces histoires qui lient le Vanuatu à la langue française en passant par la Suisse s’est déroulée à la fin du XIXe siècle sur l’île d’Epi. Elle se retrouve dans un roman publié à compte d’auteur à Nouméa: La dame d’Epi, de Catherine Régent. Son récit? Celui de la famille Naturel partie des Geneveys sur Coffranes (NE) pour le lointain Pacifique après avoir acquis, dans les années 1880, «25 hectares de concession agricole à Diamond Bay», auprès de la Société française des Nouvelles Hébrides.

Catherine Régent, aujourd’hui septuagénaire, descend de ces colons suisses dont une branche s’installa plus tard en Nouvelle-Calédonie. Son roman dit la loi implacable de la géographie pour ces Helvètes alors isolés au bout du monde, recrutés comme exploitants et colonisateurs par le principal promoteur de l’annexion de cet archipel reculé, à partir de 1870: le milliardaire irlandais naturalisé Français John Higginson, qui fit fortune dans le nickel calédonien. «D’un côté, des presbytériens anglais venus d’Australie. De l’autre, des colons paysans comme mes ancêtres qui ont littéralement enraciné la langue française», décrit l’auteure, dont la fierté tient… dans une plaquette de chocolat, vendue au marché d’artisanat de Port-Vila et dans quelques boutiques de Nouméa: «Regardez ce chocolat. Il vient d’Epi où les premiers cacaotiers furent plantés par les Naturel. Bel héritage.»

L’histoire de la plantation Naturel à Epi s’acheva dans la douleur après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les révoltes des «coolies» indochinois, attisées par la guerre du Pacifique et le début du conflit au Vietnam, acculèrent les propriétaires helvètes au départ. Une histoire qui fait évidemment écho, dans l’imaginaire kanak, à celle de la Nouvelle-Calédonie voisine: «Dans l’ancien temps, de grands navires à voile sont arrivés. Les chefs les ont accueillis. Contre du tabac, des fusils et des étoffes, ils ont donné leurs terres, écrit dans Toghan le romancier Marcel Melthérorong. Puis contre le colon, ils se sont révoltés pour reprendre possession de ce qui leur appartenait depuis déjà nombre de générations.» Tandis que sur l’île d’Epi, un drôle d’héritage francophone demeure: l’aéroport de Valesdir, la capitale de l’île, ainsi baptisée à force d’entendre jadis les planteurs helvètes s’exclamer: «Va, laisse dire…»

A lire pour mieux comprendre la Nouvelle Calédonie, le Vanuatu, et la place de la langue française sur ces territoires:

L'Essentialité, du Singulier à l'universel, de Luc Enoka Camoui (Ed. la Courte Echelle-Transit)

Jean-Marie Tjibaou, une parole kanak pour le monde de Eric Waddell (Ed. Vents des îles)

Calédoniens de Catherine Laurent (Ed. Henry Dougier)

Le pays du non-dit. regard sur la Nouvelle Calédonie de José-Louis Barbançon

Littératures Calédoniennes de Hamid Mokkadem (Ed. la Courte Echelle-Transit)

Paroles et Ecritures, Anthologie de la littérature néo-calédonienne de François Bogliolo (Ed. du Cagou)

101 mots pour comprendre le Vanuatu (Ed. Alliance Française)

La dame d'Epi de Catherine Régent (à compte d'auteur)

Alliance Française de Port-Vila: www.alliancefr.vu/fr

Librairie Calédolivres: www.ecrire-en-oceanie.nc/actualite/chez-caledolivres/