Karl Lagerfeld, le dernier empereur de la mode
Hommage
Directeur artistique de Chanel depuis 1983 et de Fendi depuis 1965, le couturier allemand s’est éteint hier. Portrait d’un immortel qui avait fait de la mode sa vie

Il aura tenu la scène jusqu’au bout. Comme Molière mort en jouant Le malade imaginaire, Karl Lagerfeld s’est éteint hier, à la veille du lancement de la Fashion Week de Milan et une semaine avant celle de Paris. C’est peu dire que le milieu de la mode va consacrer les 15 prochains jours à rendre hommage à son plus grand représentant, son immortel à lui.
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Décédé hier à l’âge de 85 ans des suites d’un cancer du pancréas, Karl Lagerfeld était immense. Déjà par sa vie qui ressemblait à un roman et dont il a toujours cultivé le mystère de son année de naissance (1933, 1935? Personne n’est sûr de sa date d’anniversaire) et de ses origines allemandes.
Tout juste sait-on que son père était un entrepreneur à Hambourg et sa mère une femme fantasque, folle de grandes tenues, dont il tenait visiblement le sens de la repartie. Immense ensuite par sa force de travail, totalement hors norme, qui lui a permis de tenir en parallèle et jusqu’à sa mort trois postes de directeur artistique: chez Fendi depuis 1965, chez Chanel depuis 1983 et au sein de sa propre marque fondée en 1984.
Bourreau de travail
A peine majeur, Karl Lagerfeld quitte Hambourg, «la porte du monde, la porte de sortie», lui aurait dit sa mère. Il arrive à Paris. En 1954, il s’inscrit au concours organisé par le Secrétariat international de la laine. Il remporte la catégorie manteau. Celui de la robe revient à un jeune créateur qui plus tard fera parler de lui: Yves Saint Laurent. Avec sa récompense, Lagerfeld voit les portes des grandes maisons s’ouvrir. Balmain en 1955, puis Jean Patou. Mais, à l’attache d’une marque, il va préférer dessiner pour le plus possible d’entre elles.
En France où le sentiment anti-allemand est toujours vif, Lagerfeld s’intègre. Il est un caméléon dont le travail acharné et le talent vont faire oublier les origines. En 1964, il est nommé directeur artistique de Chloé. Une année plus tard, la marque italienne Fendi l’engage. Chez ce boulimique de travail, l’amour n’a pas sa place. Sauf celui qu’il voue à Jacques de Bascher, dandy et futur amant de Saint Laurent.
«YSL» ne se remettra jamais de leur rupture; Lagerfeld assurera que sa relation avec de Bascher est toujours restée platonique. Il faut dire que, même très entouré, Lagerfeld ne se sent jamais aussi bien que seul. A Paris Match en 2015, il expliquait: «C’est le comble du luxe. La solitude vous pèse si vous n’êtes pas en bonne santé, si vous n’avez pas d’argent. Moi, je lutte pour être seul. Je n’ai jamais habité sous le même toit que quelqu’un. C’est une atteinte à la liberté.»
Diète drastique
1982 sera la deuxième naissance de Karl Lagerfeld, sa naissance publique. Le couturier reprend les rênes de Chanel, marque patrimoniale mais un peu endormie. Il la modernise, lui redonne du lustre mais sans sacrifier le style de sa fondatrice. Avec les années, il va en faire le symbole du luxe. Les années 90 voient apparaître la figure du mannequin tout-puissant. Claudia Schiffer devra beaucoup de sa renommée au créateur allemand qui va la mettre en avant. Le Lagerfeld de la mode change d’aspect. Chez Dior Homme, il découvre Hedi Slimane, jeune talent qui réinvente la silhouette masculine en la dessinant longiligne. Lagerfeld mincit, perd 43 kilos et tire même un livre de cette diète drastique: Le meilleur des régimes.
On le voit désormais sur les plateaux télé. En 2008, contre toute attente, il devient l’égérie d’une campagne de communication de la Sécurité routière française destinée à encourager l’usage… du gilet jaune. «C’est moche, c’est jaune, ça ne va avec rien mais ça peut vous sauver la vie.» Prophète, Karlito? En tout cas, l’Allemand cultivait un humour corrosif et avait des saillies pour tout le monde. Dans une édition 2018 du magazine Numéro, il balance: «J’ai perdu deux de mes meilleurs ennemis: Pierre Bergé et Azzedine Alaïa. Lors des funérailles de Pierre, ma fleuriste m’a demandé: «Vous voulez qu’on envoie un cactus?»
Choupette, double matou
Il est drôle et pop. Celui que l’on surnomme désormais le Kaiser collectionne le mobilier design de Memphis et dessine des meubles en marbre inspirés par l’Antiquité pour la galerie Carpenters Workshop. Son personnage ne quitte jamais ses lunettes noires qui dissimulent un strabisme qu’il assume mal. Elles feront désormais partie de sa panoplie, comme les cols blancs amidonnés, la crinière blanche retenue par un catogan, l’éventail et les innombrables bagues qui s’entrechoquent sur ses doigts.
Lagerfeld avait fait de la mode sa vie. Au point d’incarner la marque dont il était le directeur artistique. Chanel, c’était lui. C’était aussi Choupette, son double matou devenu dès 2012 une star des réseaux sociaux. A Françoise, la nounou de la chatte, il a carrément offert une maison, «pour que quelqu’un s’occupe d’elle quand je ne serai plus là».
«Le créateur est fatigué»
C’était encore cette silhouette qui mettait un point final à chacun de ses défilés. Le moment attendu de la révérence du Maître. Mais en janvier dernier, pas de Karl Lagerfeld pour venir saluer le public à l’issue du défilé haute couture de la maison Chanel. «Le créateur est fatigué», annonçait au microphone une voix grave tandis que s’avançait sur scène Virginie Viard, directrice du studio Chanel, qui succèdera désormais à son mentor.
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La vague d’émoi est alors palpable. Les visages se ferment, les voix tremblent. C’est comme si une époque était déjà en train de sombrer, comme si l’avenir de la mode tout entier se jouait sous cette immense nef du Grand Palais où avait été réveillée l’élégance du Siècle des lumières, sa période chérie. Pour Karl Lagerfeld, le monde idéal se situe au XVIIIe siècle.
Son ultime défilé rendait hommage aux fleurs de porcelaine que chérissait madame de Pompadour, grande protectrice des arts, les roses, jacinthes, violettes ou encore le jasmin étaient le cœur battant de la collection. Brodés, repeints, en dentelle, en plumes, en résine ou en céramique, leurs pétales naissaient sur un pan de robe retournée et se hissaient jusque sur les bijoux de tête.
Mariée en bonnet de bain
Nostalgique d’un raffinement révolu, le Kaiser? N’y pensez même pas. «C’est une collection sereine, idéale, hors du temps, tout à fait d’aujourd’hui, avec de nouvelles formes», déclarait dans un communiqué le couturier. La modernité résidait dans les décolletés bateau ou les jupes zippées tombant à mi-mollet. Baptisée «nouveau Chanel» par le créateur allemand, cette ligne pure dialoguait avec une silhouette plus floue, volumes cloches ou corolles. La mariée était quant à elle… en maillot et bonnet de bain brodés. Sous son voile blanc pailleté́ argent, cette créature mi-Pompadour mi-Bowie racontait la couture de demain, sophistiquée mais audacieuse. La fin d’une époque.
«C’était un grand assembleur de l’air du temps»
Historien français de la mode et directeur artistique de la marque J.M. Weston, Olivier Saillard revient sur le style et la personnalité du créateur allemand.
Le Temps: Quel sentiment vous habite à la suite du décès de Karl Lagerfeld?
Olivier Saillard: Je ressens une grande tristesse, d’autant que cette disparition succède à celle, plus ou moins rapprochée, d’autres figures comme Yves Saint Laurent, Sonia Rykiel ou Azzedine Alaïa. C’est la fin d’une époque bénie, la fin de la mode du XXe siècle.
Qu’avaient en commun ces créateurs?
Ils étaient à la mode ce que les grands réalisateurs de l’âge d’or étaient à Hollywood: des bâtisseurs. Ils ont fait la mode telle que le monde du luxe la connaît aujourd’hui.
Quelle était la spécificité de Karl Lagerfeld?
Si l’on prend Azzedine Alaïa par exemple, on peut dire qu’il a fait de très belles robes, c’était un inventeur de formes. De son côté, Karl a amené à la mode le concept de directeur artistique en œuvrant pour des marques très panoramiques. Il n’avait pas peur de produire des vêtements, avec plus ou moins de succès, car on pourrait bien sûr critiquer certaines de ses réalisations. C’était également un grand dessinateur qui avait un sens incroyable des proportions et de l’élégance. Il ne faut jamais oublier qu’il a appris la haute couture chez Balmain, dans les années 1950. Une formidable école.
On a pour habitude d’opposer Karl Lagerfeld à Yves Saint Laurent, leur parcours, leur personnalité, leur style. Les mauvaises langues soulignent que Karl Lagerfeld n’aura légué à la mode aucune silhouette, contrairement à Saint Laurent avec le smoking ou la saharienne. Cette comparaison a-t-elle lieu d’être?
C’est complètement absurde. On voudrait donc que tout le monde suive le même parcours, la même vie? Karl Lagerfeld avait une autre manière d’être, d’exister, moins maniérée peut-être. Ce n’était pas un inventeur, mais plutôt un grand assembleur de l’air du temps, capable de mettre plusieurs éléments en relation. Il disait toujours qu’il se sentait comme un musicien de groupe de rock qui arriverait en studio pour se plier à l’exercice de la commande.
Karl était l’héritier d’une grande lignée de créateurs comme Jeanne Lanvin ou Jacques Doucet, de ceux qui savent être là au bon moment pour donner aux femmes le vêtement le plus juste. C’était aussi un créateur d’une rare constance. Il suffit de penser à sa fidélité envers la maison Chanel, qui n’a pourtant pas toujours été au sommet.
En quoi a-t-il transformé Chanel?
En matière de mode, il en a fait cette grande entreprise de communication et de création que l’on connaît aujourd’hui. Il l’a fondée. Il était le conducteur de la locomotive, mais aussi celui qui mettait le charbon à l’intérieur. Je suis sûr que le groupe Chanel sait très exactement quel type de profil nommer à la place de Karl, ce sera sûrement quelqu’un de très différent. Mais pour ce créateur ou cette créatrice, ce sera dur de passer juste après une figure si importante. En général, il faut au moins deux directeurs artistiques pour qu’une telle transition réussisse.
Un souvenir de Karl Lagerfeld qui vous a marqué?
Je n’ai pas d’anecdote précise mais, en 2005, nous avons travaillé ensemble à l’occasion d’une exposition au Metropolitan Museum of Art de New York. Je garde l’image d’un être délicieux, d’une grande tendresse, contrairement à ce que l’on perçoit de lui dans les médias. Il était très à l’écoute des autres, curieux de plaire aussi.
Surtout, il m’a appris un sens de la lecture, de la recherche. C’était un personnage particulièrement fin, spirituel, très cultivé, respectueux de l’histoire et toujours désireux de la connaître. Peu de créateurs peuvent aujourd’hui se targuer d’une telle culture.