«King Kong Théorie», femme forte, spectacle racé
Théâtre
Pour son premier spectacle, Emilie Charriot adapte le manifeste de Virginie Despentes

«King Kong Théorie», femme forte, spectacle racé
Scène Pour son premier spectacle, Emilie Charriot adapte le manifeste de Virginie Despentes
Simple et sobre, son travail insuffle de la subtilité à la charge
La simplicité n’est jamais simple. Il faut oser enlever le superflu, aller à l’essentiel. Souvent, cette qualité vient avec les années, question de confiance et de métier. A l’Arsenic, à Lausanne, Emilie Charriot saute les étapes: la première mise en scène de cette trentenaire, sortie de la Manufacture il y a deux ans, témoigne déjà de cette maturité. Une sobriété que la jeune artiste dit avoir tirée de son sujet, une adaptation théâtrale de King Kong Théorie: «La langue, simple, claire et directe de Virginie Despentes m’a dicté cette piste: travailler à l’état brut, sans artifices.» Belle connexion entre deux esprits libres.
King Kong Théorie. Une bombe, un coup de poing. L’affirmation à la fois crâneuse et savante que la femme n’est pas une victime née. Depuis sa sortie, en 2006, cet essai a réjoui certains, enchantés par ce féminisme musclé. Et navré d’autres, accablés par cette invitation à répondre à la violence par la violence. Quoi! Une femme qui a été violée et s’est prostituée ose le proclamer sans une once d’abattement ni de culpabilité? Au contraire, le viol qu’elle a subi à 17 ans, alors qu’elle faisait du stop avec une amie, Virginie Despentes le revendique comme la part de risque inhérente à son besoin d’indépendance, sa soif de liberté.
«Parce que oui, j’ai continué à faire du stop. Et si je n’ai plus jamais été violée, j’ai risqué de l’être cent fois. Ce que j’ai vécu, à cette époque-là, à cet âge-là, était irremplaçable, autrement plus intense que d’aller m’enfermer chez moi à regarder des magazines.» Un viol, dont l’auteur dit plus loin qu’il est emblématique de la double contrainte imposée à la femme: «On nous fait savoir qu’il n’y a rien de plus grave, et en même temps qu’on ne doit pas se défendre, ni se venger. Souffrir, et ne rien pouvoir faire d’autre. C’est Damoclès entre les cuisses.»
Virginie Despentes est redoutable, car son verbe est à la fois cru, volontiers vulgaire et finement articulé, argumenté. Lire King Kong Théorie, c’est cavaler sur une colère instruite comme un procès, surfer sur une vague de rébellion qui ne connaît pas de creux. C’est stimulant et oppressant en même temps, car, du viol à la prostitution en passant par l’industrie pornographique, la militante ne veut qu’une chose: que la femme sorte de son asservissement, qu’elle s’affranchisse d’un esclavage millénaire imposé par une société patriarcale dont tous les mécanismes, explicites ou implicites, visent à la maintenir dans une vision d’elle-même fragile, diminuée, dépendante. Aux armes! lance l’auteur, guerrière et conquérante.
Dans sa mise en scène, Emilie Charriot ne reprend pas le profil pugnace de cet appel aux armes. Elle opte pour une atmosphère dénuée de toute agressivité. Une sorte d’armistice dans le ton, mais sans rien lâcher sur le fond. Le spectacle commence avec une réflexion sur l’échec. Seule sur le grand plateau vide de l’Arsenic, Géraldine Chollet, timide et troublante, raconte comment, à l’adolescence, elle avait le sentiment de «ne pas y arriver», de se sentir «à côté». Même phrasé, hésitant et dubitatif, lorsque la danseuse relate une audition devant Maurice Béjart, suivie d’un entretien avec le maître où la jeune artiste apprend la relativité des déclarations définitives… Entre elle et ses propos, Géraldine Chollet laisse une place pour le doute, et cette amorce, qui comprend quelques pas de danse suspendus, est saisissante d’intensité inquiète.
Pourquoi une telle entame, alors que Virginie Despentes avance de fulgurances en fulgurances? Pour revenir à l’origine de la colère. L’auteur le dit dans l’introduction de son essai, un passage brillant qu’Emilie Charriot place intelligemment à la fin: elle écrit «de chez les moches, pour les moches, les vieilles, les camionneuses, les frigides, les mal baisées, les imbaisables, les hystériques, les tarées, toutes les exclues du grand marché à la bonne meuf». L’exposé inaugural, voix vacillante, regard dérobé, de Géraldine Chollet exprime bien cette «figure de la loseuse».
Deux chapitres de King Kong Théorie sont ensuite dits par Julia Perazzini. Cette comédienne, également issue de la Manufacture, a entamé une carrière solo où elle interroge l’identité féminine, sous l’angle des héritages notamment. On sent son implication.
Plantée au milieu du plateau dénudé et mise en perspective par les éclairages habiles de Yan Godat, Julia Perazzini déroule l’épisode du viol avec une constance qui fascine. Pas de pathos, ni d’effets. Juste l’énoncé, pas à pas, d’un événement crucial, déterminant, d’un combat en train de naître au feu de l’accident. La comédienne brûle, oui, mais en dedans.
Bientôt, elle s’effacera, mais on conservera sa voix. Durant le chapitre consacré à la prostitution, c’est Géraldine Chollet qui revient sur le devant de la scène, délicate, toujours timide, tandis que Julia Perazzini poursuit le récit hardi depuis la coulisse. Manière subtile de suggérer que sous le culot affiché par l’auteur, ce dégagement par rapport au commerce de son corps, affleurent des failles, des paradoxes, des fragilités. Dans ce spectacle, Emilie Charriot insuffle de la complexité en toute simplicité. On apprécie. King Kong Théorie, jusqu’au 2 nov., Arsenic, Lausanne, 021 625 11 36, www.arsenic.ch Rencontre dé-genré-e, table ronde, sa 1er nov., 15h, Arsenic
Cet essai? Une bombe. L’affirmation à la fois crâneuse et savante que la femme n’est pas une victime née
La jeune metteuren scène opte pourun armistice dansle ton, mais sans rien lâcher sur le fond