Dans les livres de Kitty Crowther, il n’est pas rare de croiser des personnages menant une vie plutôt solitaire et hors du temps dans une nature faite d’eau, de forêts et de grottes. Raconteuse d’histoires, elle aborde tantôt des sujets graves – comme la mort – tantôt des sujets plus légers, toujours avec humour et gaîté. Les personnages féminins et la maternité sont également très présents dans ses livres.
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L’exposition que lui consacre la Villa Bernasconi présente trois axes de son œuvre. Au rez-de-chaussée, on découvre un travail démarré lors du deuxième confinement; éprouvant la nécessité de sortir du livre et de la narration, l’artiste se lance alors dans des dessins de visages. Exécutés au crayon de couleur, ils nous regardent droit dans les yeux, avec une telle présence qu’on se demande à quelles tribus et planètes ils appartiennent et ce qu’ils ont à nous raconter. On découvre également de grands monotypes, estampes à un seul exemplaire obtenues en pressant la feuille contre la plaque directement peinte à l’encre. L’ensemble est reproduit dans un fanzine en vente à l’occasion de cet accrochage.
Les étages sont dévolus aux livres, notamment à des originaux, du crayonné au dessin final, tirés de huit albums parus entre 2000 et 2022 et à travers lesquels on suit l’évolution de son travail. Enfin, la magie opère plus encore dans les sous-sols de la villa, où l’artiste a réalisé, sur les murs d’une vaste salle, une fresque à la peinture fluorescente. On peut la voir sous un éclairage général ou, mieux encore, dans le noir avec comme source lumineuse une lampe de poche; l’effet est alors saisissant, le visiteur s’immerge dans son travail et devient acteur de la scène. Une installation sonore l’accompagne, où l’artiste raconte en boucle des histoires de sa composition.
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Le Temps: Le titre de l’exposition, «L’autre côté est tout près», fait référence à vos récents portraits. Peut-il être appliqué à d’autres aspects de votre travail, comme le monde visible et invisible ou la magie des éléments?
Kitty Crowther: Il fallait trouver un titre qui fonctionne pour les visages comme pour les illustrations, qui annonce la couleur sans trop la dévoiler et donne envie d’en savoir plus. En physique quantique, on dit que la réalité n’existe pas. Je suis très habitée par les légendes et les mythes, qui interviennent dans l’histoire du monde et perdurent sous quantité de formes. Les fées, les trolls existent-ils seulement parce qu’on y croit? Autre exemple avec la lune, qui est à la fois mystérieuse et réelle. De la magie, il y en a partout, dans le printemps qui arrive, la poussière qui vole, la neige qui fond…
Quand vous exécutez une fresque, des personnages apparaissent, dont certains s’inviteront un jour dans un livre. Vos portraits au crayon sont réalisés quasiment en écriture automatique et vous ne savez pas ce que le monotype déposera sur la feuille. Partout, de l’inconnu, de la surprise…
Ce sont les histoires qui me cherchent. Je dois être à leur écoute si je veux qu’elles s’installent. Je négocie entre ce que je sais faire et ce qui arrive. Des personnages viennent frapper à ma porte. J’ai parfois l’impression d’être un médecin dont la salle d’attente est pleine. C’est gênant car je devrais pouvoir prendre tout le monde. Cela m’est insupportable d’avoir des histoires qui, n’ayant pas été accouchées, restent dans des tiroirs. Et maintenant, il y a ces visages dont chacun a son histoire; un cycle que je n’ai pas encore achevé, car je rêve d’en remplir une pièce, du sol au plafond.
Dans vos ouvrages, vous ajoutez une couleur qui n’existe pas, le fluo…
Ne pas tout maîtriser permet d’aller toujours plus loin, d’amener un peu d’ailleurs dans ce qu’on sait déjà faire. Cela maintient en alerte. Le fluo, espace de lumière intéressant qui donne de la fraîcheur et de l’énergie au dessin, n’intervient pas sur l’original, où il est indiqué en noir. Ajouté au moment de l’impression, c’est un cadeau que je me fais. Avec le monotype, c’est pareil, il faut accepter les accidents, les surprises, la vibration.
Votre œuvre, surtout, célèbre l’enfance…
L’enfance est un magnifique guide pour ce qui est des sensations et de l’élan de joie. Du fait que je suis malentendante, j’ai été préservée du monde adulte en apprenant très vite à lire les visages. J’observais beaucoup et détectais des faux-semblants dans les attitudes. L’état d’esprit adulte qui domine chez nous est paralysant, alors que dans d’autres sociétés, un élan d’enfance demeure, où le rapport au mystère, à la joie, au toucher, au bouger est autre. Ici, nous sommes très cérébraux, avec tout dans la tête et peu dans le corps. Certains enfants – comme certains adultes d’ailleurs – échappent à cela. D’une grande sagesse, ce sont des maîtres.
Kitty Crowther – L’autre côté est tout près_ , _ Villa Bernasconi, Grand-Lancy, jusqu’au 23 avril. Vernissage samedi 11 février de 16h à 19h, avec séance de dédicaces de 16h à 17h. Finissage le 23 avril avec une performance dessinée en musique.