[…] de 1848. Et l’homme se mit à rire à gorge déployée […]. «Sans doute, c’était un brin fâcheux, dis-je avec embarras. Une absence, une distraction. J’en convenais. – Voyez-vous, il me faut un homme qui, d’une manière générale, ne se trompe pas dans les chiffres, dit-il. Je le regrette. Votre écriture est très distincte, et au surplus votre lettre aussi me plaisait, mais…» J’attendis un moment; cela ne pouvait pas être le dernier mot de cet homme.

A la fin de l’été dernier, le site d’information anglais The Mirror consacrait un article amusant aux questions les plus insolites jamais posées par un employeur au cours d’un entretien d’embauche (du genre: «Combien de balles utilise-t-on durant le tournoi de Wimbledon?»). On aurait tort d’y voir une anecdote légère parmi d’autres, destinée à nourrir la curiosité toujours insatiable des internautes. Si elle flotte ainsi dans l’air du temps, c’est parce qu’elle témoigne à sa façon du rapport de force déséquilibré (plus que jamais?) entre employeur et demandeur d’emploi.

Le premier prouve ici sa supériorité péremptoire sur le second grâce à sa maîtrise totale du sens: à lui de décider arbitrairement de ce qui est extravagant ou au contraire pertinent, en faisant fi des apparences. L’inverse aurait de quoi surprendre. Sans rire, on a du mal à imaginer un candidat à l’embauche prendre le risque de jouer avec l’absurde pour tester la perspicacité de son éventuel patron. Prenons le héros anonyme de La Faim, le plus célèbre roman du norvégien Knut Hamsun (1859-1952), où un aspirant écrivain s’expose au dénuement le plus absolu. Au début de son errance hallucinée à travers les rues d’Oslo, il tente in extremis de se raccrocher à une vie normale en répondant à une offre d’emploi lue par hasard dans un journal. Son offre de candidature est parfaitement rédigée. Si ce n’est qu’il date sa lettre de… 1848 (le roman se passe dans les années 1870-1880). Plutôt ennuyeux de se tromper sur les chiffres quand on postule pour une place de réviseur des comptes. Le personnage s’excuse platement auprès de l’employeur, en jurant qu’il ne s’explique pas son lapsus. Le poste lui passe évidemment sous le nez.


Puisque l’employeur n’a pas été en mesure de comprendre et encore moins d’excuser cette malheureuse «erreur» – cela n’entre pas dans son rôle, dira-t-on –, il revient aux lecteurs comme vous et moi de se substituer à lui. «1848» est la date qui avait traversé l’esprit du héros d’Hamsun quelques pages plus tôt, alors qu’il cherchait désespérément l’inspiration pour écrire. L’explication tombe d’elle-même: obnubilé par cette idée fixe, il aura tout simplement reproduit par distraction le millésime en haut de sa lettre de candidature. Un premier niveau de lecture suggère donc que ce qui a produit ce lapsus, c’est un conflit ouvert entre sa vocation d’écrivain et la nécessité de «rentrer dans le rang» en trouvant un travail alimentaire, dont au fond il ne voulait pas. Exemple de cette fatalité assumée qui le laisse toujours la faim au ventre.


Mais ce n’est pas tout. Pourquoi «1848», et pas une autre date? C’est bien sûr l’année des derniers mouvements révolutionnaires en Europe (y compris la Norvège) au moment où Hamsun écrit. Elle semble lointaine à vrai dire. En la citant, le héros de La Faim dit sans le savoir son rejet de l’état de déliquescence sociale qu’il subit et, simultanément, son impuissance à en sortir, puisqu’il ne parvient pas à déchiffrer le pourquoi de cette date énigmatique. Mais derrière les questions auxquelles il nous intime de répondre, Knut Hamsun écrivain (le roman est semi-autobiographique) a réussi, pour sa part, à s’emparer des règles du sens et à inverser un instant le rapport de force.