C’est un type dans un kibboutz qui fait comme nous tous: il passe l’essentiel de ses journées à errer sur YouTube, d’une vidéo de chat qui fume à une vidéo de chat qui chute. Il tombe un jour sur une vidéo de jeune femme de La Nouvelle-Orléans; elle se filme de trop près, dans un appartement mal éclairé. Elle annonce sa chanson a cappella, «Give it up», parce qu’il s’agit pour elle de ne rien lâcher.

Le type dans le kibboutz se dit qu’il faut lui faire des arrangements, il part en expédition sur YouTube, trouve une petite fille en robe rose devant son piano à queue, un tromboniste dans la forêt, une ado en t-shirt panthère qui frappe une batterie. Il tronçonne ces éléments, les mélange, et le nouveau morceau kaléidoscopique qui surgit alors trouve lui-même la route d’un compte YouTube qui cumule en quelques jours des millions de vues. Le type du kibboutz s’invente alors un nom, Kutiman. Il est pour la première fois en concert en Suisse mercredi.

Archive sans fond

L’histoire est si belle (celle d’un barbu israélien, un geek mélomane, qui part à la rencontre d’une diva contrariée en Louisiane) qu’elle a généré un documentaire, prix du public au Festival Visions du Réel en 2016; le film Princess Shaw sera projeté en première partie du concert genevois du Kutiman Orchestra.

Musicien formé dans les conservatoires de jazz israéliens, fasciné autant par la soul classique que par l’afrobeat nigérian, Kutiman (né Ophir Kutiel en 1982) a développé une forme de mashup hypercréatif, remix de vidéos amateurs, parachèvement de la culture du sample et de l’invention comme relecture du réel.

Parmi les meilleurs inventeurs

Au point où Time Magazine l’a intégré dans la liste des 50 meilleurs inventeurs de 2009 et qu’il ne cesse depuis lors de présenter ses travaux dans les musées du monde, dont le Guggenheim de New York. Ses projets de concrétions musicales, «ThruYou», donnent lieu à des albums composés uniquement de sons glanés sur YouTube. Et ses visites de villes (Jérusalem, Cracovie, Tokyo) substituent au voyage son récit.

Métaphore contemporaine du monde réduit à ses représentations mises en ligne, l’œuvre de Kutiman questionne sur cette archive sans fond de journaux intimes et de témoignages virtuels; son usage de YouTube rejoint celui que les producteurs de hip-hop entretenaient avec les vinyles: une matière première inestimable qui ne demande qu’à être ordonnée, mise en scène, découverte.

Mais puisque Kutiman est aussi un musicien, il part désormais en tournée avec son propre groupe de soul, de groove et de funk psychédélique. On se réjouit déjà des remixes qu’il postera forcément à partir des segments de vidéo de ses concerts.



Kutiman Orchestra en concert. Me 11 octobre, 22h. Projection du film «Princess Shaw» de Ido Haar (Israël, 2016, 80’), à 20h. La Gravière, Genève. www.lagraviere.ch

Puis Je 12 octobre. RKC de Vevey. www.rocking-chair.ch