Pour ceux qui l’ignorent, il y a un siècle, Bornéo n’était pas une île perdue où rien ne se passait. Située le long de la Route maritime de la soie, à mi-chemin entre la Chine et l’Inde, la grande île de l’archipel malais était dès l’Antiquité un carrefour où se mélangeaient peuples et cultures. En témoigne la plus grande exposition consacrée à l’art dayak depuis près d’un demi-siècle: Dayak. L’art des chasseurs de têtes de Bornéo, présentée au Musée des cultures de Lugano (Musec) jusqu’en mai 2020. Fruit de nombreuses années de recherches, elle propose 170 œuvres créées pour la plupart entre le début du XIXe et le milieu du XXe siècle, en provenance des collections du Musec, de quatre autres musées ethnologiques suisses (Bâle, Berne, Neuchâtel et Zurich) ainsi que de collections privées suisses et européennes.

L’exposition est répartie sur deux étages. La première partie est dédiée à la rencontre historique avec les «chasseurs de têtes», tels que les Dayaks étaient dépeints dans l’imaginaire occidental. Car si Bornéo était considérée comme un paradis terrestre vu la luxuriance de sa nature, ses habitants, les Dayaks – qui en réalité sont constitués de dizaines d’ethnies diverses – étaient associés à une vision macabre et stéréotypée. La deuxième section est consacrée à l’exploration de leur art et à son importance socioculturelle, révélant un patrimoine exceptionnellement riche, dont la valeur a longtemps été ignorée sous nos latitudes.

La figure du guerrier

Les œuvres exposées représentent les principaux types d’art dayak répandus en Occident. Sculptures monumentales en bois; ornements corporels, comme de grandes boucles d’oreille faites d’os minutieusement ciselés; tissus et vêtements, tels ces chapeaux cérémoniaux destinés à protéger l’âme; porte-bébés embellis de perles multicolores et d’amulettes pour préserver les petits des dangers; crânes humains noircis avec de la fumée; instruments de musique; jarres, et des objets tissés ou tressés, comme des paniers à dos pour récolter les cultures.

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Les rivières constituant les principales voies traditionnelles de communication, on découvre des pagaies de fiançailles que les futurs époux s’échangent, dont le bois finement sculpté est peint de motifs colorés. L’accrochage compte aussi des matrices de tatouage, lequel signale l’ethnie, le statut social, le rôle et le genre de qui l’arbore, et dont les dessins géométriques et végétaux sont imprégnés avec une encre faite d’un mélange d’eau, de suie et de sucre.

Plusieurs attributs du guerrier, figure sociale importante chez les Dayaks, sont exposés. Comme une veste de combat, datant du XIX siècle, ornée de plumes de calao. Des armes, telles des machettes et des lances cérémonielles, somptueusement travaillées, ainsi que des boucliers, décorés des deux côtés et enrichis de cheveux de l’ennemi abattu, sont également exhibés.

Chien-dragon protecteur

Les divinités des Dayaks sont locales, influencées tant par des notions hindou-bouddhistes javanaises – certaines émergent d’un lotus – que par des déités chinoises. Le naga, le serpent issu de la mythologie hindouiste et chinoise, entité protectrice et accompagnateur des défunts dans l’au-delà, est omniprésent. Tout comme le chien-dragon protecteur – bouche ouverte, dents en évidence, manifestant sa puissance –, sculpté sur le toit des maisons et des mausolées, sur les poteaux sacrificiels, sur les sarcophages, voire sur la ceinture où l’on stocke le poison avant de partir à la chasse.

Plusieurs de ces œuvres ont été récoltées sur place lors d’expéditions scientifiques, mais l’avant-garde artistique européenne en était aussi friande. Grand amateur, André Breton collectionnait les hudoq, les masques dayaks, censés écarter les mauvais esprits. Deux sculptures de bois, représentant une femme et un homme, grandeur nature, créées vers 1900, en parfait état, ont été recueillies par un protestant de l’Emmental… en échange d’une montre suisse et d’un revolver.

«Dayak. L’art des chasseurs de têtes de Bornéo», Musée des cultures, Lugano, jusqu’au mai 2020.


Paolo Maiullari: «Certaines traditions existent encore»

Trois questions au conservateur du Musec et commissaire de l’exposition, qui étudie les Dayaks depuis vingt ans et a vécu parmi eux.

«Le Temps»: Le mode de vie des Dayaks a-t-il beaucoup changé ces 150 dernières années?

Paolo Maiullari: Certaines traditions existent encore, d’autres se sont modifiées. Beaucoup de villages près des routes principales de construction récente sont électrifiés. Les Dayaks cultivent principalement le riz. Dans certains endroits, ils n’ont presque pas de monnaie, ils s’approvisionnent en marchandises par des échanges. Cela dit, ce sont des peuples qui innovent constamment, ils le manifestent d’ailleurs à travers leur art. Il y a quelques années, un homme sculptait un poteau sacrificiel représentant une femme avec un Blackberry à la main, dans l’intention de documenter certaines habitudes du temps présent. Le même phénomène s’est produit au début du XX siècle avec l’arrivée des montres.

Pouvez-vous donner quelques exemples de traditions qui résistent?

Encore aujourd’hui, dans certains villages, les Dayaks vivent en grand nombre dans une maison-village sur pilotis, la hauteur étant nécessaire, notamment pour se protéger des animaux, des inondations et, dans le passé, des ennemis. Celles-ci peuvent atteindre 200 mètres de longueur et on y accède par un escalier-échelle vertical. Leurs cérémonies pour les défunts demeurent intactes. Elles peuvent regrouper jusqu’à 500 personnes et durer entre une semaine et un mois, selon le rang social de la famille. Celle-ci offre la fête, qui peut lui coûter jusqu’à l’équivalent pour nous de 20 000 à 50 000 francs suisses.

Chez les Dayaks, la parité entre les genres existe-t-elle?

Les femmes et les hommes avaient des rôles différents, bien établis, mais plutôt égalitaires. Par exemple, les femmes étaient guérisseuses et sacerdotesses. Ce sont elles qui dirigeaient les cérémonies et qui détenaient le savoir lié aux plantes médicinales. Dans le cadre du tissage, elles possédaient une grande connaissance de l’iconographie identitaire de leur peuple, qu’elles transmettaient aux générations suivantes. Avec certaines influences culturelles de ces deux derniers siècles, les femmes ont parfois été mises de côté dans le domaine religieux, leur rôle ayant été repris par les hommes.