Tourner les pages de la monumentale monographie que les Editions Actes Sud publient sur le travail d’Augustin Rebetez, c’est parcourir près de six années de création, entre sculpture, peinture, photographie, poésie, théâtre et installations… 380 pages et 400 illustrations pour visiter un univers qui se développe en rhizome et surprend par sa cohérence. Une consécration pour ce jeune artiste né en 1986 dans le Jura, salué très tôt par de nombreux prix ‒ dont le Swiss Photo Award, en 2012 ‒ et exposé dans le monde entier.

Dans cette somme intitulée Le Cœur entre les dents, et sous-titrée Manifeste primitif, le lecteur découvre des lèvres bardées d’épines de ronces, de petites maisons faites de bric et de broc, des cœurs en métal rouillé, des couteaux, des bonshommes de neige totémiques et peut-être faméliques, des larmes, des boîtes semblant contenir les objets d’un culte secret… Il se dégage du travail d’Augustin Rebetez une atmosphère de cirque déglingué et doux, peuplé de monstres à vif, mais aimables.

Onde anarchiste

Cette monographie a vu le jour grâce au Prix Alfred Latour, attribué pour la première fois l’an passé. Ce prix récompense un projet de livre mêlant plusieurs disciplines, soumis par un jeune artiste. Il consiste en une aide financière de 80 000 francs pour créer et soutenir l’édition d’un livre d’art publié par Actes Sud. Parmi les membres du jury, on trouve le peintre Miquel Barcelò, le couturier Christian Lacroix ou le graphiste lausannois Werner Jeker. Le dossier d’Augustin Rebetez a été élu à l’unanimité.

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Performeur, créateur de spectacles pour le théâtre, Augustin Rebetez nous a habitués à une certaine inquiétude. Face à ses pièces, le spectateur redoute ‒ espère ‒ quelques débordements, de dangereux sabotages, une onde anarchiste et folle. Mais Augustin Rebetez est un doux. «Ce livre est hyper doux, pas du tout violent», commentait l’intéressé en septembre dernier, sur une terrasse genevoise, devant une bière, avant la représentation de son spectacle Voodoo Sandwich au festival La Bâtie – un cabaret déglingué créé au Théâtre de Vidy en janvier, avec le contorsionniste Niklas Blomberg.

Rebetez ne voit rien de violent dans son art. «Ce qui est violent, c’est l’actualité, la répression en Biélorussie… Mon travail est créatif, doux, mais aiguisé et précis. Il fait appel à l’imaginaire du sabotage, d’une société parallèle qui œuvre en secret. De la propagande d’arrière-zone.» S’il aime les marginaux inspirés, fêlés, sans concession, il est lui-même extrêmement organisé et structuré dans sa façon de collaborer avec les institutions. Son atelier ne ressemble pas à un champ de bataille mais à une petite factory qu’il orchestre de main de maître.

En contemplant son travail, on pense à de nombreux artistes qui hantent l’imaginaire contemporain. A l’art brut, à Paul Klee, aux films animés du Tchèque Jan Švankmajer, à la danse macabre, à Tinguely pour son goût des décharges et de la bricole, à tant d’autres encore, mais la magie du sorcier Rebetez opère et ces échos sont unifiés dans son propre style. Ces références, l’artiste ne les revendique pas.

Histoires tristes

Sa poésie, il est allé la chercher du côté des mots, lui qui écrit des poèmes, mais aussi les chansons d’un rap «sale et acide» au sein du duo Gängstgäng, avec le musicien Pascal Lopinat ‒ comme une échappée pour retrouver, loin des galeries, une énergie et une rage de mauvais garçon. Un nouvel album sera d’ailleurs verni au Bikini Test de La Chaux-de-Fonds le 13 novembre prochain. L’amour des mots lui vient peut-être de son père, Pascal Rebetez, écrivain, homme de télévision, créateur des Editions d’autre part. En voyant les œuvres du fils revient en mémoire le magnifique monologue que le père avait signé pour le théâtre, On m’appelait Judith Scott, sur l’artiste du même nom, cette femme qui emballait les objets, les emprisonnait, les protégeait dans des cocons de fils, façonnant des sculptures troublantes, ensorcelées.

Un texte poignant, publié par la Collection de l’art brut à Lausanne en 2006. C’est aussi un écrivain qu’Augustin Rebetez a invité dans Le Cœur entre les dents: en plus d’une préface de l’historienne de l’art Michela Alessandrini, le livre se clôt par une carte blanche au romancier français Antoine Volodine. «Il est le pendant littéraire de mon travail visuel. Il offre une fascinante vision d’un futur dystopique. Mais surtout, il mélange les morts, les esprits, les rêves, avec notre monde.»

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L’artiste évoque deux autres rencontres marquantes, l’une avec l’écrivain jurassien François Beuchat, l’autre avec Agota Kristóf: «J’aurais voulu la photographier, mais elle est décédée avant que je la rencontre. On s’est appelé plusieurs fois et ces échanges comptent parmi mes plus belles conversations téléphoniques. Je lui ai envoyé une lettre, puis des petites histoires. Elle m’a dit: «C’est tellement triste. Comment peut-on écrire des textes aussi tristes à ton âge?» Je n’en revenais pas, c’était le monde à l’envers. Celle qui me disait cela, c’était celle qui signait les textes les plus tristes du monde.»

Espace onirique

A mieux y regarder, il y a des connivences entre l’univers d’Augustin Rebetez et les personnages de la Neuchâteloise. Comme si les œuvres d’Augustin avaient été signées par les deux enfants monstrueux et émouvants imaginés par Kristóf dans son premier roman, Le Grand Cahier. L’art du déglingué, de la rouille et des rebuts hantés viendrait surtout de l’enfance. Chaque lieu investi par Rebetez est peut-être l’écho de sa maison familiale, dans le village jurassien de Mervelier. «Il n’est jamais trop tard pour avoir une enfance heureuse. J’habite d’ailleurs toujours la maison qui m’a vu naître, une ancienne ferme, dont la grange est devenue au fil des années mon atelier. Ce livre, aujourd’hui, c’est aussi cette maison.»

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Depuis, lorsqu’il crée une installation dans un musée ou sur la scène d’un théâtre, entre Mexico, Sydney ou Stockholm, c’est avec le même espace onirique qu’il renoue. «On n’apprend pas à rêver dans les écoles d’art. Nos rêves sont là depuis le début, mais, en fonction de notre éducation, ils peuvent disparaître. Par contre, si on conserve cette magie, on peut la rendre opérationnelle en apprenant à la cadrer d’une manière professionnelle, en devenant malin on peut même toucher des gens. L’imaginaire est un flux. Je me vois comme un athlète qui court tous les jours pour conserver le tuyau dans ma tête.» Augustin Rebetez sait courir vite, et mordre le cœur, et la vie, à pleines dents.


Augustin Rebetez, «Le Cœur entre les dents – Manifeste primitif», Actes Sud, 376 p.