Laurence Boissier: «Cachalot rime avec lavabo»
Lire au fil de l’été
Laurence Boissier est notamment l’auteure d’«Inventaire des lieux» (art&fiction) et de «Rentrée des classes». Dernier livre paru: «Safari». On lui a proposé de tenir une chronique pendant l’été sur les livres, la lecture et tout ce qu’il y a autour. Elle a dit oui

Voilà, j’ai lu Moby Dick. Tout le bouquin. Sauf la deuxième moitié. L’énergie d’un lieu peut vous pousser dans les pages d’un livre ou vous en arracher. Ici, en résidence d’écriture au château de Lavigny, je veux lire des romans roses, rose pâle, comme la couleur de ma salle de bains. Dorénavant, si on me demande si j’ai lu Moby Dick, je pourrai répondre oui je l’ai lu, sauf sa deuxième moitié. Ou alors tout simplement dire que je l’ai lu et espérer que la conversation ne s’oriente pas vers la deuxième moitié.
Pourquoi lâcher un bouquin qu’on aime? Mystère. N’est-il pas intéressant, tout de même, que j’aie interrompu ma lecture juste avant l’apparition du cachalot? Est-ce un hasard si le mot cachalot est proche du mot lavabo? Vous en jugerez par vous-même lorsque vous saurez pourquoi le mot lavabo me fait encore frémir aujourd’hui.
J’ai appris à lire dans la classe de Mademoiselle Kern. Colportée par les élèves les plus vieux, la réputation de sévérité de Mademoiselle Kern générait une anticipation inquiète chez les plus petits. Le bruit courait qu’elle était capable de garder un élève jusqu’à cinq heures.
– Cinq heures? Tu es sûre?
– Oui, je suis très sûre.
– Tu veux dire jusqu’à après les tartines?
– Oui, jusqu’à après les tartines mais sans les tartines. Ensuite quand tu sors, il fait déjà noir dehors.
– Et maman, alors? Elle doit attendre dans le noir?
– Ben, tu sais, pour les grands, les mamans, elles viennent même plus.
Quand ce fut à ma classe de faire sa rentrée chez Mademoiselle Kern, on a tout de suite senti que ça n’allait pas être une année pour rigoler. Toutefois, elle n’allait jamais jusqu’à retenir un élève après la cloche. Ces histoires horribles de quatre heures sans tartines avaient été inventées pour nous faire peur, pensait-on. Jusqu’à ce vendredi de début décembre.
C’était à mon tour de lire à haute voix quand la cloche a sonné. Nous étions drillés pour ne pas réagir avant que la maîtresse ne nous en donne le signal. J’ai trébuché sur un mot. Impossible de donner du sens à ces quelques lettres. Je me souviens que les néons du plafond étaient déjà allumés et qu’il pleuvait dehors. J’entendais le bruit blanc des pneus passer sur la chaussée mouillée devant l’école et les soupirs rentrés de mes camarades.
– Nathalie, tu ne souffles pas.
Je savais qu’à ce moment-là, mon amie me soufflait désespérément le mot par télépathie. Ça aurait pu marcher si j’avais pu me détendre un peu. De guerre lasse, Mademoiselle Kern a fini par dire:
– Laurence, tu restes, les autres, à lundi.
Lundi! Je m’imaginais essayant de déchiffrer le mot pendant tout le week-end. Mademoiselle Kern me fit venir à côté d’elle à son bureau. Nous regardions le même texte sans voir la même chose. Pour elle, ce mot signifiait l’objet parfaitement banal qu’il désignait. Pour moi, taches noires sur fond blanc, il signifiait la nuit dehors.
– Recommence, Laurence, depuis le début du paragraphe. Comme ça, tu ne t’apercevras même pas de ce mot. Tu le connais. Il n’y a pas de raison de te braquer dessus.
Mais je savais comment le mot était tapi en embuscade vers les deux tiers du paragraphe. J’ai recommencé le texte depuis le début et j’ai à nouveau buté. Mademoiselle Kern aurait pu me donner un petit coup de main. On avait un lavabo dans la classe, elle aurait pu aller s’asseoir dessus, par exemple. Quand je suis sortie de l’école, j’avais lu le mot. Il faisait noir. Ici, dans ma salle de bains du château de Lavigny, j’ai un lavabo en marbre.
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