Portrait
L’acteur genevois est éblouissant dans «La Puce à l’oreille» de Georges Feydeau, mis en scène avec brio par Julien George au Théâtre de Carouge. Itinéraire d’un interprète trans-genres qui brille dans les sitcoms comme dans les classiques

Mieux qu’un ressort, une ardeur. Davantage qu’une technique, des ailes. Ces jours, au Théâtre de Carouge, le Genevois Laurent Deshusses incarne Victor-Emmanuel Chandebise, bourgeois astiqué de la bottine au sourcil, mari modèle, quoique sa virilité soit en berne. Il se débat au milieu d’une maison de fous, celle machinée par Georges Feydeau dans La Puce à l’oreille. Mais il n’a pas seulement l’élégance compassée d’un directeur d’assurance. Il joue aussi, dans la même pièce, un valet alcoolique, prénommé Poche, souffre-douleur du patron d’un hôtel de passe, le Minet-Galant. Feydeau a conçu un scénario à tombeau ouvert dans lequel la loque Poche est le sosie de Victor-Emmanuel, cet éberlué distingué.
Conseil ici, cher lecteur. S’il fallait choisir un spectacle en cette fin d’année, ce serait cette Puce. Les douze comédiens sont au diapason de la mathématique éruptive de l’auteur. C’est dire s’ils sont formidables. Ils sont en outre dirigés d’une main d’horloger par Julien George, metteur en scène qui a de l’oreille et de la poigne, qualités que Feydeau exige. Et puis il y a Laurent Deshusses, scandaleux d’aisance, recto et verso. Une porte claque et c’est Victor-Emmanuel Chandebise qui entre en coup de vent, le corps-panique. Une porte (bis) couine et c’est Poche, épaules pâteuses, mâchoire oiseuse, qui patauge dans le quiproquo.
Dans votre fauteuil, vous êtes comme Chandebise, bouche bée. «Des spectateurs m’ont dit regretter que Poche ne vienne pas saluer à la fin, ils n’ont pas compris qu’il n’y a qu’un seul acteur pour ces deux rôles, on ne peut pas imaginer plus beau compliment pour Laurent», s’enthousiasme Julien George.
Phénoménal, Laurent Deshusses. Mais ne le lui dites pas. Il se recroquevillerait comme un diable dans sa boîte et ce n’est pas fausse modestie. Il arrive à l’instant, immédiatement aimable en ragazzo sépia. On commande un thé, une San Pellegrino. Et on parle, allez savoir pourquoi, braquet, pignon, Tour de France. Il a une passion d’enfant pour la Grande boucle, pour les classiques du printemps. En un flash, il revoit l’immense Eddy Merckx, le «Cannibale», un jour lointain des années 1970. Il parade à Meinier, dans la campagne genevoise, le temps d’un critérium, impérial dans son maillot arc-en-ciel de champion du monde. «Il saluait du haut de son vélo, et c’était émouvant comme l’apparition d’un saint.»
Laurent Deshusses cultive des mythologies sportives qui font du bien. Instinctif, dites-vous? «Il sent le public», souffle Julien George. Cette vivacité, il l’entretient jeune avec le producteur et metteur en scène Pierre Naftule. Il a 18 ans en 1981, il joue Le Père Noël est une ordure, comme ses héros, les Michel Blanc, Josiane Balasko, ceux qui font l’esprit du Splendid. «Il est tordant en dehors de la scène, il faut l’entendre raconter ses vacances en Inde, vous ne savez jamais s’il affabule ou pas», poursuit Julien George.
L’artiste a ses nuages pourtant, quand le doute l’agrippe, le pousse vers le trappe. En classe, ses professeurs lui reprochaient ses rêveries, ses tocades de petit Arlequin. «J’étais comme une balle magique, difficile à attraper. Ils me disaient que j’étais en échappé belle.»
La passion de ne pas être tout à fait soi naît à ce moment. Il a en horreur l’école. Il voudrait être Louis de Funès, ce tonton flingueur qui martyrise Bourvil et qu’on imite à la récréation. «Je voulais être quelqu’un qui donne du plaisir aux autres.» Mais il a un physique de jeune premier, de ceux qui font fondre les Agnès chez Molière. La voie semble tracée. Sa liberté, son talent, sera de ne pas s’en accommoder.
Son panache de bel ombrageux lui ouvre certes les portes de la Comédie de Genève. Claude Stratz l’engage dans Chacun à son idée de Pirandello à l’automne 1989. Pour le patron de la Comédie encore, il joue les énamourés chagrins dans L’Ecole des mères et Les acteurs de bonne foi de Marivaux. Mais au même moment il contrefait nos misères, buveur de bière édenté au nom du Servette football club dans Les Gros cons. Il faut visionner cette comédie humaine au ras des poils, qu’il cosigne avec Jean-Alexandre Blanchet, pour mesurer sa plasticité.
La distinction Laurent Deshusses tient à ça. Comme sa consoeur Brigitte Rosset, il passe avec bonheur d’un comique populaire, style La Revue genevoise dont il a été l’un des piliers, à un répertoire exigeant et parfois de grande qualité. «Les étiquettes, c’est terrible, confirme-t-il. Cette alternance est vitale pour moi. Je faiblirais si je ne jouais que du Shakespeare, du Jean-Marie Piemme ou du Feydeau. Alterner les genres, c’est continuer à apprendre.»
Les planches, la sciure du chapiteau - il accompagne le Cirque Knie en 2012 - les caméras de la télévision, comment être plus comblé? C’est ce que vous vous dites. Et vous avez archi-tort. «Je suis mondialement connu à Genève, plaisante-t-il. Plus vous êtes médiatisé dans notre métier, moins vous travaillez. Quand on passe à la télé, on n’appartient plus au monde des artisans de la scène. Les portes se ferment. Et comme la télé a de moins en moins d’argent pour la fiction, vous vous retrouvez dans une impasse.»
Que fait-il alors quand les affiches le boudent? Il enfourche son vélo comme quand il était gamin. Il redevient Eddy Merckx, avale les collines environnantes, aspire aux pavés de la sueur. Il revoit aussi, avec son épouse Patricia, La Beauté du Diable, ce film de René Clair où Gérard Philipe, la quintessence du théâtre pour lui, commerce avec Michel Simon. Il se laisse embobiner encore par Arletty dans Fric-Frac et dans Les Enfants du paradis de Marcel Carné. Il y a du mélo, mais à la Jacques Prévert, chez Laurent Deshusses. La mélancolie d’un Sganarelle qui vieillirait bien.
Dans les coulisses de La Puce, les acteurs chevrotent du genou, comme des cyclistes après le sprint. «Feydeau est incroyablement physique, raconte le comédien. Si vous me voyiez derrière le rideau, je souffle comme un boeuf.» Dans la nuit du 23 décembre, il rangera pour la dernière fois la livrée de Poche et le veston de Victor-Emmanuel. Puis il s’envolera pour l’Afrique du Sud. Un irrésistible désir de lumière, dit-il, le ciel de là-bas qui l’a déjà ravi. Il sentira le grand air du bout des terres. Il marchera aussi sur la grève, là où le vent brûle et où la mer glace pour le plaisir des phoques. «Vous êtes en échappée belle», disaient ses maîtres. Un grand acteur, c’est une modestie et une ligne de fuite.
La Puce à l’oreille, Théâtre de Carouge (GE), rue Ancienne, jusqu’au 23 déc.; rens. www.tcag.ch