Des ateliers au pied de l’Atlas
Nouveau directeur artistique d’une manifestation jadis imaginée par le producteur français Daniel Toscan du Plantier, en partenariat avec des professionnels marocains et sous le patronage du roi, Rémi Bonhomme explique que cette forte présence marocaine n’était pas le fruit d’une décision consciente, mais simplement «le juste reflet de la qualité de la production, avec notamment l’arrivée d’une jeune génération et de nombreux premiers ou deuxièmes films.» Celui qui notamment œuvré pour la Semaine de la critique du Festival de Cannes, et a toujours travaillé entre la France et le Liban, voit même 2022 comme une année historique.
A découvrir également: Avec «Mille Mois», Faouzi Bensaïdi signe le film-manifeste d'un nouveau Maroc
Tandis que Le Bleu du caftan a été montré à Un Certain Regard, section cannoise dédiée au jeune cinéma d’auteur, Fragments From Heaven a connu en août sa première mondiale dans la compétition Cinéastes du présent du Locarno Film Festival. Reines a, de son côté, été dévoilé à la Mostra de Venise, comme Les Damnés ne pleurent pas, de Fyzal Boulifa. Quatre longs métrages dans trois des quatre plus importants festivals européens, c’est en effet exceptionnel. Pour avoir une tentative d’explications sur cette visibilité inespérée, il faut se rendre aux Ateliers de l’Atlas, par lesquels trois de ces quatre films sont passés.
C’est au sud-ouest de Marrakech, dans l’écrin verdoyant du Beldi Country Club, que la 5e édition des Ateliers de l’Atlas s’est tenue du 14 au 17 novembre. D’abord dirigés par Rémi Bonhomme, les Ateliers de l'Atlas sont, depuis 2020, pilotés par Thibaut Bracq, un Français qui a notamment collaboré au volet professionnel du Locarno Film Festival et a officié à deux reprises en tant qu’expert pour Cinéforom, la Fondation romande pour le cinéma. Nés de la volonté du festival de se doter d’un événement professionnel en marge de sa programmation internationale et de la présence de nombreuses stars, les Ateliers ont pour but de réunir, dans un lieu protégé et fertile aux échanges, des cinéastes, producteurs et vendeurs qui auront, une fois les films achevés, la charge d’en céder les droits de distributions dans un maximum de territoires. Le Bleu du caftan a par exemple été acheté à Cannes par la société zurichoise Filmcoopi, pour une sortie suisse en mars prochain.
Un centre du cinéma proactif
Concrètement, des projets en développement ou en postproduction sont sélectionnés afin de permettre à leurs auteurs et autrices de rencontrer les personnes à même de les guider artistiquement et de les aider financièrement. De nombreux ateliers et conférences sont également proposés, avec par exemple la venue cette année de l’Iranien Asghar Farhadi, venu parler de l’écriture scénaristique. Si le rendez-vous est avant tout destiné au Maghreb, il est également ouvert de manière plus large au monde arabe et à l’Afrique subsaharienne. Un programme est néanmoins entièrement réservé aux projets marocains. «Un film en postproduction va rencontrer un monteur, un compositeur ou un vendeur, tandis que ceux en développement vont rencontrer un scénariste et un producteur», résume Thibaut Bracq.
Si ce volet du Festival de Marrakech explique en partie le développement de l’industrie marocaine, présente l’an dernier pour la première fois en compétition officielle à Cannes avec Haut et fort, film de Nabil Ayouch sur une génération de filles et garçons s’exprimant à travers le rap, il ne faut pas oublier, rappelle Rémi Bonhomme, la politique proactive du Centre cinématographique marocain (CMC), «qui donne des aides conséquentes d’avance sur recettes, calquées sur des systèmes qui marchent ailleurs». Un temps accusé de privilégier les films populaires mais difficilement exportables, il est aujourd’hui conscient de l’importance pour le pays d’être présent sur la scène internationale via le médium cinéma, et de la nécessité de trouver de nouveaux partenaires régionaux en matière de coproduction.
Du social vers le cinéma de genre
Thibaut Bracq note également l’intérêt du public pour des thématiques propres au Maroc, notamment au sein de la diaspora, ce qui est un atout pour les distributeurs, mais aussi pour les plateformes. Ainsi, Netflix achète par exemple régulièrement des films marocains et plus largement maghrébins, même si pour des questions de droits ils ne sont parfois – et fort malheureusement – pas disponibles en Europe. Selon Rémi Bonhomme, cet intérêt des spectatrices et spectateurs marocains vient de l’éclosion «d’une nouvelle génération qui bouscule les codes du cinéma marocain, qui décale un cinéma social vers le cinéma de genre, à l’image de Reines, un crossover entre la comédie et le film d’aventures.»
Au moment de présenter son film, Yasmine Benkiran expliquait qu’elle avait eu envie de faire exister des personnages marocains qu’elle n’avait pas vus en grandissant. «La question de la représentation et de l’identification, dans une région qui ne produit pas autant de films qu’ailleurs, est très forte», analyse le directeur du Festival de Marrakech. Mais derrière ces envies de cinéma de genre, il y a aussi celle de ne pas éluder des thèmes importants. Ainsi, tandis que Reines évoque la place des femmes dans la société, Abdelinho dénonce, sur un ton parfois grand-guignolesque, les effets néfastes d’une application fondamentaliste des dogmes religieux.
En 2015, Nabil Ayouch présentait à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes Much Loved, un film coécrit avec Maryam Touzani, sa compagne. Traitant de manière frontale et documentée de la prostitution à Marrakech, le film avait suscité l’ire des autorités marocaines, qui l’ont interdit de manière unilatérale. La scénariste et réalisatrice, rencontrée au lendemain de la projection officielle du Bleu du caftan dans le verger tout en orangers et oliviers de l’hôtel de luxe La Mamounia, se souvient avec amertume de cette expérience.
«C’est beau de sentir cette pulsion»
«Cette interdiction est tombée de manière injuste au retour de Cannes, alors que Nabil n’avait même pas encore projeté le film à la censure pour l’obtention d’un visa d’exploitation. Ils n’ont vu que des extraits qui avaient circulé, et à la suite d'un vent de folie qui s’est emparé des gens au Maroc, le film a été censuré de manière illégale.» Dans son deuxième long métrage, Maryam Touzani traite avec une délicatesse infinie de l’homosexualité, mettant en scène un tailleur marié, qui aime profondément sa femme mais est attiré par les hommes, et se voit contraint de vivre avec ce secret.
Le film a obtenu son visa et sortira au Maroc en février. L’expérience de Much Loved a convaincu la Marocaine qu’il faut suivre ses convictions et ne jamais céder. Revenue travailler au pays après des études à l’étranger, elle est le symbole de cette nouvelle vague du cinéma marocain décomplexée qui est en train de déferler. «Il y a beaucoup de talents, beaucoup de cinéastes qui ont envie d’exprimer des choses et voient leurs films dépasser les frontières et exister ailleurs. C’est très beau de sentir cette pulsion.»
Trois films à découvrir
«Rock the Casbah»
Membre cette année du jury du Festival de Marrakech, Laïla Marrakchi est née à Casablanca et vit en France. C’est dans son pays d’origine qu’elle aime tourner, à l’image de cette tragicomédie familiale de 2013 au casting célébrant la diversité du monde arabe.
En location sur YouTube.
«Much Loved»
Au lendemain de sa projection à Cannes en 2015, le film de Nabil Ayouch, grand nom du cinéma marocain actuel, est censuré sans préavis. Cette plongée sans concession dans le monde de la prostitution à Marrakech est sidérante.
En location sur Canal+.
«Adam»
Tourné dans la médina de Casablanca, le premier long métrage de Maryam Touzani a été dévoilé à Cannes en 2019. La native de Tanger y raconte l’histoire d’une jeune fille tombant enceinte hors mariage. S. G.
En location sur Filmingo.