L’autoportrait faustien de Terry Gilliam
comédie fantastique
Film fou fou fou, «The Imaginarium of Doctor Parnassus» revient de loin. Potentiellement fatale, la disparition de l’acteur Heath Ledger a fini par donner une nouvelle dimension à ce qui peut être tenu pour le chef-d’œuvre de son auteur
Qu’est-ce qu’un «imaginarium»? Une vieille roulotte bringuebalante qui ouvre sur un pays sans limites. Une porte-miroir magique qui vous soustrait au monde réel pour vous laisser voyager dans votre subconscient. Et pour finir, un film-machine à rêver signé Terry Gilliam, soudain confronté à la seule réalité incontournable: la mort, qui a frappé l’une de ses vedettes en plein tournage.
Bien sûr, ce dernier développement n’était pas prévu dans le scénario. Au départ, il ne s’agissait pour l’auteur de Brazil, 67 ans, frustré dans son désir d’étonner et d’émerveiller encore, «que» de revenir à sa source d’inspiration, sans les béquilles d’une commande ou d’un roman à adapter. «Ce film est mon Fanny et Alexandre, mon Amarcord, déclare le cinéaste. Pourtant, je n’ai pas l’impression de l’avoir vraiment réalisé. Des forces d’en haut et d’en bas l’ont fait. A un moment, j’ai cessé de paniquer et j’ai suivi le mouvement.»
Au départ, il est question d’un certain Docteur Parnassus (Christopher Plummer) et de son spectacle ambulant à Londres, qui offre au public l’opportunité d’entrer dans leur monde imaginaire grâce à ses talents de médium. Mais Parnassus cache un autre secret: mille ans plus tôt, il est devenu immortel en jouant avec le diable, alias «Mr. Nick» (Tom Waits), mettant en gage une éventuelle progéniture. Un grand amour plus tard, Mr. Nick se rappelle à son bon souvenir à la veille des 16 ans de sa fille Valentina et lui propose un nouveau jeu: sauver 10 âmes ou la perdre à jamais…
C’est là qu’intervient Tony, le personnage incarné par Heath Ledger, un amnésique trouvé pendu sous un pont et sauvé de justesse par la petite troupe. Le jeune homme ne tarde pas à mettre son talent de bonimenteur au service de Parnassus, modernise son «marketing» et tape dans l’œil de Valentina – au grand dam de son soupirant de toujours, le brave Anton. Méfiance. Car qui est vraiment ce Tony, sans doute trop habile pour être honnête?
Avec seulement la moitié de son rôle en boîte en ce 22 janvier 2008 fatidique, le film paraissait perdu avant que Gilliam n’arrive avec une idée de génie: le restant se jouant de l’autre côté du miroir, lors de trois traversées, pourquoi ne pas laisser l’incertain Tony changer à chaque fois d’apparence? Trois amis recrutés au pied levé ont permis de la réaliser. Et quels amis: Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell! Du coup, les opérations sauvetage d’une âme et du film lui-même se sont superposées, Gilliam jouant vraiment sa carrière sur ce va-tout, huit ans après le naufrage de L’Homme qui a tué Don Quichotte (documenté dans Lost in La Mancha.)
Ce va-tout, on le sent à chaque instant de L’Imaginarium du Docteur Parnassus, invraisemblable bric-à-brac métaphysique pourtant parfaitement cohérent. Entre bricolages dans la lignée de Méliès et effets spéciaux dernier cri, humour hérité des Monty Python et décors dignes du Seigneur des anneaux, on y retrouve tous les thèmes chers au cinéaste: l’humanité comme pari entre Dieu et le Diable (Time Bandits), tiraillée entre destin inéluctable (L’Armée des 12 singes) et libre arbitre (Les Frères Grimm), l’imagination salvatrice (Brazil, Les Aventures du Baron de Münchhausen) et la folie (The Fisher King, Las Vegas Parano). Le tout avec une conscience toujours plus nette de la mort qui rôde (Tideland) et, cette fois, la mélancolie d’un artiste conscient que son art singulier est en voie de disparition.
Pas si étonnant que ce feu d’artifice réflexif contienne parmi les images les plus étonnantes que Gilliam ait jamais portées à l’écran! Tellement belles qu’elles passent toujours trop vite. Mais qu’importe, dès lors que l’on sait qu’on les redécouvrira avec un plaisir accru à chaque nouvelle vision… Quant à l’autoportrait faustien de l’auteur en vieil artiste/médium et sage/fou, il renvoie presque celui de Tim Burton en Willy Wonka, prisonnier de l’usine à rêves hollywoodienne dans Charlie et la chocolaterie, à ses études!
Enfin, pour ceux qui buteraient encore sur l’idée de «réflexivité», autrement dit de «mise en abyme», toujours un peu insaisissable, The Imaginarium of Doctor Parnassus en offre l’une des illustrations les plus parlantes à ce jour. Car qu’est donc ce film sinon un éloge de l’imagination justement sauvé par l’imagination, un avertissement contre tous les faux-semblants qui dévoile les siens, bref, une œuvre-miroir qui parle avant tout de son propre art, intégré à une vision globale de la vie et de l’univers?
Après ça, on pourra toujours s’extasier devant des Matrix ou autres Lost, mais il faut bien reconnaître que Gilliam le magicien, comme Welles ou Fellini avant lui, garde une longueur d’avance: cette dimension réflexive, justement, fondée sur une vie, une œuvre et une morale qui ont su avancer de concert. Film miraculé, Parnassus? Film miraculeux, oui!
L’Imaginarium du Docteur Parnas-sus (The Imaginarium of Doctor Parnassus), de Terry Gilliam (GB/Canada 2009), avec Christopher Plummer, Heath Ledger, Lily Cole, Andrew Garfield, Tom Waits, Johnny Depp, Jude Law, Colin Farrell. 2h02.
Ce feu d’artifice réflexif contient parmi les images les plus folles que Gilliam ait portées à l’écran