Ce jour-là, ce 12 décembre de 2013, dans cette chambre d’hôtel trop climatisée de Port-au-Prince dont la table de nuit pliait sous les livres cornés (V. S. Naipaul, Paul Morand, un naturaliste ancien qui décrit les cochons sauvages d’Haïti), Dany Laferrière venait d’apprendre par un SMS d’Amin Maalouf qu’il serait académicien et qu’il faudrait donc songer à orner son habit et son épée. «Je vais lancer un appel d’offres international pour les faire dessiner.» Il n’est pas allé loin: broderies québécoises et arme haïtienne, ses deux terres. Sur la poignée d’acier détrempé et de bois rare, le sculpteur Patrick Vilaire, 73 ans, spécialiste en céramologie et en énergies nouvelles, l’artiste caraïbe par excellence – c’est-à-dire toujours en déplacement – a gravé le symbole du dieu vaudou Legba.

En Haïti, les nuits de petite lune, les nuits d’avant la pluie, les initiés du vaudou tracent à même la terre d’une poudre farineuse ces formes cabalistiques qu’on appelle vèvè. Ils sont l’écriture secrète et péremptoire d’un culte dont rien n’est venu à bout. Le vèvè de Legba, de Papa Legba comme on dit souvent, est un quadrilatère de frises en croix, d’étoiles et de feuilles symétriques que l’on exécute toujours au début d’une cérémonie. Pour ouvrir son discours de réception à l’Académie française, jeudi, Dany Laferrière a invoqué Legba. Il se trouvait face à cet équipage de grigous lettrés, de paons venus parader, face à Madame la Ministre qui l’a sûrement lu, face au Président qui revient tout juste d’Haïti où il a annoncé qu’il renonçait finalement à rendre l’argent que la France avait exigé pour l’indépendance de l’île. Face surtout à tous les fantômes plus vivants des écrivains qu’il aime.

«Legba, ce dieu du panthéon vaudou dont on voit la silhouette dans la plupart de mes romans. Sur l’épée que je porte aujourd’hui il est présent par son vèvè, un dessin qui lui est associé. Ce Legba permet à un mortel de passer du monde visible au monde invisible, puis de revenir au monde visible. C’est donc le dieu des écrivains. Ce 12 décembre 2013 j’ai voulu être en Haïti, sur cette terre blessée, pour apprendre la nouvelle de mon élection à la plus prestigieuse institution littéraire du monde. J’ai voulu être dans ce pays où après une effroyable guerre coloniale on a mis la France esclavagiste d’alors à la porte tout en gardant sa langue. Ces guerriers n’avaient rien contre une langue qui parlait parfois de révolution, souvent de liberté. Ce jour-là un homme croisé à Port-au-Prince, peut-être Legba, m’a questionné au sujet de l’immortalité des académiciens. Il semblait déçu de m’entendre dire que c’est la langue qui traverse le temps et non l’individu qui la parle, mais que cette langue ne perdurera que si elle est parlée par un assez grand nombre de gens. Il est parti en murmurant: «Ah, toujours des mots…» C’est qu’en Haïti on croit savoir des choses à propos de la mort que d’autres peuples ignorent. La mort est là-bas plus mystique que mystérieuse.»

Dans son discours, une magnifique digression de bibliothécaire impénitent, Dany Laferrière est souvent revenu à Legba, cet esprit des portes d’entrée que l’on figure en Haïti comme un vieillard chapeauté, canné, que l’on croise sans s’en rendre compte et qui se trahit par son chien et une sagesse hilare. Personne ne sait bien d’où vient Legba. Il y a, à Ouidah, au Bénin, dans la matrice même des dieux du vaudou, à côté de la porte du non-retour qui commémore la traite esclavagiste, un temple ombragé. Legba y est représenté par une statue de béton, dotée de cornes, d’une barbichette et d’un énorme pénis brandi, grisé par l’air chaud. Legba n’est pas un sédentaire. Il a pris les navires négriers. Au Brésil, à Cuba, en Haïti, aimé par les peuples fons et yorubas, il a pris d’autres noms: Exu, Eleggua, Elegbara. Il est resté, partout où il a posé sa jambe traînante, un maître du commencement et de la fin des choses, un diable, un gardien et un savant.

Legba, tout le monde ne le sait pas, a aussi inventé le blues lorsqu’il est arrivé à La Nouvelle-Orléans – il semble que, en 1804, des colons aient préféré fuir la révolution haïtienne et se sont installés en Louisiane, avec armes, esclaves et dieux. Dans le film Crossroads de 1986, Ralph Macchio (celui qui cassait deux ans auparavant des planches de bois dans The Karate Kid) interprète un étudiant de guitare obsédé par le bluesman Robert Johnson. Il finit par se retrouver un soir à un carrefour où il vend son âme au diable pour savoir tordre ses cordes comme son idole. Le diable, c’est Legba. Il n’est pas fondamentalement mauvais, non, ce diable. Mais il n’accorde pas ses faveurs sans qu’un petit tour ait été joué.

Tout le Sud des Etats-Unis, toute la culture populaire américaine sont donc hantés par Legba, le Trickster, le «fripon divin» comme dit Jung, le «décepteur» comme dit Lévi-Strauss, l’enfant espiègle lové à l’intérieur de l’académicien vénérable, pense Dany Laferrière. Un dieu africain qui a conquis l’Amérique, avec même quelque chose d’européen: le sociologue haïtien Laënnec Hurbon, grand spécialiste du vaudou, compare Legba à Prométhée, ce Titan qui a créé les hommes à partir de restes de boue minéralisée, qui a caché le feu du savoir divin dans une tige avant de le remettre aux hommes (le sculpteur Patrick Vilaire, c’est un détail, a caché une bulle d’encre dans son épée). Legba est donc ce dieu triangulaire, ce dieu des migrants, de l’impossible retour. Dans son discours d’académicien, Laferrière dit: «On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage.»

Dany Laferrière, né Windsor Klébert Laferrière, est un écrivain haïtien et québécois. Hier, deux peuples ont célébré cette incertitude géographique. Dans L’énigme du retour, le roman pour lequel il avait obtenu le Prix Médicis et qui s’ouvre par l’annonce téléphonique de la mort du père, l’écrivain revient sur l’île. Il est un étranger non seulement à son pays mais à ce double qu’il y a laissé: «Ah, vous me connaissez? Legba. Il me confond avec le dieu qui se tient à la frontière du monde visible et du monde invisible. Celui qui peut vous permettre de passer dans l’autre monde. Je n’étais pas dans le pays. On le sait. Je suis venu enterrer mon père, et c’est moi qu’on accueille comme un dieu dans sa ville natale. On vous attendait, fait-il gravement. Mais je ne suis pas Legba. Vous êtes le fils de Windsor K., mon camarade de classe. On a fait nos classes primaires ici ensemble. Me voilà bouche bée. Si on ne savait pas qui vous étiez, vous ne seriez plus vivant à cette heure. Vous n’êtes pas le premier qui vient enterrer un proche. Ah bon. Mais c’est la première fois que j’en vois un sans cadavre. Et puis vous êtes accompagné de Legba. Et Legba qui a choisi de passer la nuit sur notre tombe. Nous ne méritons pas un tel honneur. Je me demande à quel signe avez-vous reconnu Legba? La poule noire. La poule? Oui, la poule noire. Bien sûr la poule noire. Il faut parfois faire semblant de comprendre. C’est une manière rapide d’apprendre, car personne ne vous expliquera ici ce que vous êtes censé savoir.»

On peut lire le discours de Dany Laferrière. Ce discours qui répond à celui de Léopold Sédar Senghor, où la francophonie se substitue à la négritude, ce discours où Valéry, Borges et Dumas musardent dans une librairie qui grandit à mesure qu’on l’embrasse. Ce discours où un Académicien armé d’une épée à tête de nuit devient un esprit africain, américain, européen. «Je persiste à croire que la bibliothèque est le vrai pays d’un écrivain», dit-il encore d’une voix d’enfant grave.