L’envoûtement des «Mystères de Lisbonne»
cinéma
Raoul Ruiz signe son chef-d’œuvre avec un film-feuilleton baroque tourné en vidéo HD
Evidemment, cela dure 4h30. Et en avril, Arte diffusera même une version découpée en 6 épisodes d’une heure. Mais sans doute que la sensation, si rare au cinéma, de plonger dans un véritable univers romanesque, le plaisir intense à se laisser emporter par les flots de ce fleuve majestueux, sont à ce prix-là. Pour Raoul Ruiz le magicien, 69 ans, ces Mystères de Lisbonne sont en tout cas l’occasion de montrer tout ce qu’il sait faire. On a connu le prolifique cinéaste chilien (une centaine de films!) plus ou moins inspiré. Mais là, pas de doute possible: il vient de signer une sorte de chef-d’œuvre, qui condense tout son cinéma à ce jour. On pariera que sa lutte contre un cancer (il fut opéré au milieu du tournage) n’y est pas étrangère.
La proposition d’adapter un «pavé» de Camilo Castelo Branco, sorte de Balzac portugais du XIXe siècle, vient de son fidèle producteur Paulo Branco. Et à vrai dire, la première partie n’est pas sans laisser craindre un simple film de commande, illustration digne, limite académique (plus façon Les Ames fortes d’après Giono que Le Temps retrouvé d’après Proust) d’une œuvre locale et datée. Mais dès le début de la seconde partie, le récit à tiroirs divague de plus en plus, s’exile en Italie puis en France avant de revenir au Portugal, tandis que la mise en scène se fait de plus en plus extravagante. Quel feu d’artifices! On défie quiconque de ne pas être séduit, envoûté ne serait-ce que par la somptueuse partition du vieux complice Jorge Arriagada.
Personnages flamboyants
Histoire de donner une vague idée de l’intrigue labyrinthique, disons qu’il est question de l’orphelin Pedro da Silva, de sa découverte de ses origines et d’une fatale blessure amoureuse qui l’envoie reconsidérer toute son existence dans un long «journal de souffrances». Mais avant de boucler la boucle au… Brésil, on aura croisé quantité d’autres personnages tous plus flamboyants les uns que les autres: le père Dinis (Adriano Luz), étrange religieux qui veille sur notre héros, sa mère noble Angela de Lima (Maria João Bastos), le brigand introduit dans la belle société Alberto de Magalhães (Ricardo Pereira), et Elisa de Montfort (Clotilde Hesme), duchesse française aux desseins vengeurs. Entre autres. Car un peu comme le fameux roman en forme de poupées russes Manuscrit trouvé à Saragosse du Polonais Jan Potocki, ces Mystères de Lisbonne entraînent le spectateur dans un tourbillon incessant d’aventures (surtout de cœur), au risque de le perdre mais jamais de l’ennuyer.
La vie comme un songe
Alors que les épisodes aux différents narrateurs se succèdent, le film, lui, use d’étranges stratégies, soit par souci d’économies (Lisbonne, Venise et Rome réduites à des intérieurs) soit pour des raisons plus essentielles. Fidèle en cela au romancier, Ruiz alterne entre procédés d’identification et de distanciation, fait coexister clins d’œil ironiques et profonde mélancolie. Le récit révèle des identités trompeuses? La mise en scène nous trimballe d’un point de vue subjectif à une distance plus objective, de sorte à suggérer un doute permanent, une complexité croissante. Des espions traînent partout, un petit théâtre de marionnettes assure certaines transitions délicates, indices d’une mise en abyme élaborée. Et si la vie elle-même n’était qu’un fantasme de l’enfance inconsolable, demande le cinéaste? Ensorcelés, on est cette fois prêts à le croire.
VVV Mystères de Lisbonne (Mistérios de Lisboa) , de Raúl Ruiz (Portugal/France 2010), avec Adriano Luz, Maria João Bastos, Ricardo Pereira, Clotilde Hesme, Léa Seydoux, José Afonso Pimentel. 4h26. Cinémas du Grütli, Genève, puis Zinéma, Lausanne, dès le 2 février.