«L’Etoile» et sa constellation fantasque
Opéra
Au Grand Théâtre de Genève, l’opéra bouffe d’Emmanuel Chabrier mis en scène par Jérôme Savary frise la surenchère. Malgré une somptueuse garde-robe signée Ezio Toffolutti, inspirée du cubisme
Le regard solaire d’une lune à trois yeux. Les voluptés dodues d’un roi au corps de bébé. Le torse velu d’une danseuse de cabaret façon «Paris Frou Frou», et un nain masqué en Mickey de farce, perruqué de fils fluo, sa robe de tulle bradée aux soldes. L’Etoile d’Emmanuel Chabrier (1841-1894), à voir ces jours et en décembre au Grand Théâtre de Genève, s’offre aux sens comme une virée surréaliste mâtinée d’humour boulevard. Un spectacle faste et fourmillant qui sait imposer son rythme, à défaut de trouver son homogénéité.
Cette nouvelle production est affaire de rencontre, d’émulsion entre deux grands du théâtre. Le metteur en scène Jérôme Savary s’y est adjoint les luxueux services du décorateur et costumier Ezio Toffolutti, artisan génial de Benno Besson et ponte du Festival d’Avignon. Les grivoiseries du Grand Magic Circus s’ébrouent dans un nuage d’onirisme; le spectateur, lui, a le sourire poète et l’esclaffe croustillante.
Lever de rideau. Au centre du plateau tapissé de moquette rose, un immense crayon fait figure de totem. La scène comme une feuille de papier, espace vierge de tous les imaginaires où la musique dessine ses fantaisies (la direction soyeuse, un brin décantée de Jean-Yves Ossonce, à la tête de l’OSR). Au royaume du souverain Ouf, on sacrifie des sujets sur le pal (le crayon, justement…) et on croit à la science du ciel. Le jeune colporteur Lazuli, tombé amoureux de la Princesse Laoula, est condamné au supplice pour avoir souffleté la joue pouponne du monarque. C’est sans compter sur l’astrologue Siroco et sa lecture des planètes: la destinée de sa majesté est étroitement liée à celle du jeune garçon, dès lors confiné au palais jusqu’à nouvel avis. Lorsqu’il prend la fuite, la cour retient son souffle, et Ouf commence à compter les heures.
L’intrigue, très alambiquée, navigue entre deux eaux, aux affluents du vaudeville et d’un art de scène plus moderne, dont les prémices annoncent déjà l’ère d’Alfred Jarry et son Ubu Roi. Pour Jérôme Savary et Ezio Toffolutti, elle est prétexte à portraiturer des personnages bariolés et foisonnants, vêtus d’inspirations à venir, le cubisme, le constructivisme, voire le surréalisme. Etoffes rigides, épaulettes sculptées, motifs géométriques, soldats dominos et palais aux perspectives tronquées, la somptueuse galerie de L’Etoile puise son inspiration chez Fernand Léger (les femmes nues), Pablo Picasso (la chaise du supplice), ou Salvador Dali (les montres molles du compte à rebours final).
Les perspectives saisissent l’œil comme rarement – mais Jérôme Savary ne s’arrête pas là. Il convoque encore Charlie Chaplin (le «couplet du mari» chanté par Lazuli), les hôtesses d’Air France («Donnez-vous la peine» de vous asseoir sur le pal) ou encore un travesti mal rasé et goguenard, tout droit sorti de Pigalle (ses plumes amorcent «L’air des chatouilles» de la Princesse Laoula). Cette surenchère, si elle a le mérite de galvaniser certaines longueurs du livret, finit par mettre en pièces l’unité visuelle de l’ensemble. Dommage, au vu des délicatesses déployées pour mettre en chair et en couleur tout le fantasque potentiel de la partition.
Exigence théâtrale
D’autant que l’esthétique des voix prend le pari de répondre à une vraie exigence théâtrale plutôt qu’un inutile flamboiement lyrique. C’est vrai, Jean-Paul Fouchécourt (le Roi Ouf) n’a pas le coffre héroïque, mais son timbre éloquent de ténor français (il a commencé sa carrière comme haute-contre) donne toute la naïveté nécessaire à son personnage. Sophie Graf, plus opératique, incarne une Princesse Laoula aux aigus clairs et dessinés. Quant à Marie-Claude Chappuis, le cheveu hirsute et la démarche volontaire, elle met de côté toute démonstration lyrique («La romance de l’étoile» au Ier acte) pour camper un Lazuli frais, virevoltant, sans artifice.
L’Etoile, d’Emmanuel Chabrier. Jusqu’au 13 novembre et du 23 au 31 décembre au Grand Théâtre de Genève. Rés. www.geneveopera.ch et 022 418 31 30. Durée: 2h45.