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A l'Eurovision, «l'Ukraine a déjà gagné la bataille diplomatique»

Ce mardi, la demi-finale de l'Eurovision se déroulera sur fond de guerre en Europe. Ce n'est pas nouveau: les tensions géopolitiques jalonnent l'histoire du concours, explique l'historien Dean Vuletic

Le Kalush Orchestra, délégation ukrainienne et favorite de l'Eurovision 2022, aura accès aux projecteurs, contrairement à la Russie, bannie du concours. — © Luca Bruno / AP Photo
Le Kalush Orchestra, délégation ukrainienne et favorite de l'Eurovision 2022, aura accès aux projecteurs, contrairement à la Russie, bannie du concours. — © Luca Bruno / AP Photo

Des refrains chorégraphiés, des paillettes, des travelling solennels... et l'écho des bombes. Ce mardi à Turin, lors de la demi-finale de l'Eurovision, l'ombre de la guerre en Ukraine planera sur la scène – après s'être invitée en coulisses. A la suite de l'invasion fin février, l'Union européenne de radio-télévision (UER) a banni la Russie du concours. L'Ukraine, de son côté, envoie en Italie son Kalush Orchestra – avec autorisation spéciale, ses membres ayant tous l'âge d'être mobilisés. «Je retrouverai toujours mon chemin vers la maison, même si toutes les routes sont détruites», chantent les rapeurs dans Stefania, parmi les morceaux favoris de l'édition.

Souvent vue comme la grand-messe du kitsch, la compétition n'en est pas moins une arène géopolitique, où les votes rallient et les chansons dénoncent. Ce n'est pas Dean Vuletic, historien croate spécialiste de l'Eurovision et auteur de Postwar Europe and the Eurovision Song Contest (Bloomsbury, 2018) qui dira le contraire. Le chercheur revient sur l'enjeu de cet événement apolitique devenu, en six décennies, «la plus grande élection d'Europe».

On doit à l'historien Dean Vultic, chercheur à l'Université de Vienne, le premier cours académique dédié à l'Eurovision, à l'Université de Melbourne. — © Foto Wilke
On doit à l'historien Dean Vultic, chercheur à l'Université de Vienne, le premier cours académique dédié à l'Eurovision, à l'Université de Melbourne. — © Foto Wilke

Le Temps: Sur fond de guerre russo-ukrainienne, l'Eurovision 2022 sera-t-elle plus politique que jamais?

Dean Vultic: Elle l'est chaque année, à des degrés variables bien sûr. De nombreux épisodes de son histoire l'attestent. Exemple au milieu des années 1970 déjà lorsque, à la suite de l'invasion turque de Chypre, la Grèce et la Turquie boycottent le concours. Ou en 1993, qui marque l'entrée de la Bosnie-Herzégovine et de la Croatie dans l'Eurovision en tant qu'Etats indépendants, chantant la guerre dans leurs pays. Et souvenons-nous que l'édition 2019, en Israël, s'invitait au plus près d'une zone de guerre, une semaine à peine après le cessez-le-feu entre forces israéliennes et palestiniennes..

Ce n'est pas non plus la première fois que les tensions russo-ukrainiennes s'invitent sur la scène.

Effectivement, la participation ukrainienne à l'Eurovision a toujours reflété les relations entre ces deux pays. On peut remonter jusqu'à la Révolution orange en 2004 – un moment-clé qui a vu les Ukrainiens opter pour une orientation politique plus occidentale. Cette année-là, l'Ukraine a remporté la compétition et la gagnante, Ruslana, est devenue porte-parole de la révolution. En accueillant le concours l'année suivante, Kiev a pu afficher cette nouvelle posture et, chose rare, Viktor Iouchtchenko est venu remettre le prix sur scène. Quelques années plus tard, Verka Serduchka [personnage féminin exentrique incarné par le musicien et comédien ukrainien Andriy Danylko] chante le titre Lasha Tumbai: des mots inventés qui ressemblaient étrangement à... Russia goodbye! Sans oublier l'annexion de la Crimée qui remettra le feu aux poudres.

Exclure la Russie: radicale, la décision est-elle surprenante?

Oui, c'est relativement nouveau pour l'Union européenne de radio-télévision qui, dès la création de l'Eurovision en 1956, se voulait éloignée de toute considération politique. Porté par le Suisse Marcel Besançon, le projet visait avant tout à tester la technologie, alors naissante, qu'était la télévision.

L'exemple de 1976 l'illustre bien. Lorsque la Turquie exige que la chanson grecque, qui thématise l'invasion turque, soit retirée de la compétition, l'UER rétorque simplement qu'aucune règle ne l'exige. Ce n'est qu'en 2005 qu'une nouvelle règle vient proscrire les morceaux à caractère politique et que l'Eurovision adopte une position plus proactive. Preuve en est en 2009: la Géorgie soumet un morceau intitulé We Don't Wanna Put In – la référence au président russe, juste après la guerre en Géorgie, est évidente – et l'UER l'écarte.

Lire aussi: Marius Bear, un Appenzellois à l’Eurovision
L'exclusion de la Russie n'a-t-elle pourtant créé aucun tapage?

Non, probablement parce que l'UER ne compte plus aucun membre pro-russe depuis la disqualification de la Biélorussie l'an dernier [son morceau, accusé de soutenir la répression des manifestants anti-Lukashenko, a été jugé trop orienté]. Quant à la Hongrie, l'Etat européen le plus susceptible de soutenir la Russie, elle ne participe plus à l'Eurovision – jugée, estime l'opposition, trop libérale, trop pro-LGBTIQ+ pour le régime de Viktor Orban.

Vous l'affirmez: dans cette bataille russo-ukrainienne, il y a déjà une gagnante...

Oui! La Russie a été écartée tandis que l'Ukraine accède à la grande scène, tous les yeux (et les médias) rivés sur elle. Pas besoin de remporter le concours – d'ailleurs, un vote de sympathie du public ne lui garantit pas la victoire – pour gagner la bataille diplomatique...

En cela, l'Eurovision est un formidable outil de «soft power».

Pour certains pays, le concours représente effectivement un outil de promotion. En vue d'une future adhésion à l'UE par exemple, lorsque l'Estonie et la Lettonie accueillent l'Eurovision en 2002 et 2003. L'exposition permet aussi de combler une faible diplomatie économique et culturelle, comme ça a été le cas pour les Etats baltes. D'autres, à l'image de la République tchèque, en ont moins besoin – pouvant compter sur des succès sportifs, des auteurs et réalisateurs célèbres, une capitale touristique... D'ailleurs, les Tchèques n'ont rejoint le concours qu'en 2007.

Les jeunes regardent peu la TV, les concours musicaux se multiplient... L'Eurovision a-t-elle toujours le même poids aujourd'hui?

Totalement. Parce qu'elle ne cesse de se transformer et de s'adapter aux nouvelles technologies – sa raison d'être, rappelons-le. Si les demi-finales et finales restent le gros morceau, l'Eurovision est aujourd'hui largement suivie sur les réseaux toute l'année. Les morceaux aussi ont changé, intégrant une grande variété de genres. L'an dernier, la victoire de Maneskin a prouvé que l'Eurovision était capable de produire des hits internationaux et de séduire les jeunes – ce que confirment les statistiques d'audience. Depuis 66 ans, le concours réunit près de 200 millions d'Européens, un phénomène que l'UE, la Champions League mise à part, n'a jamais réussi à reproduire. Il n'est pas prêt de disparaître.