L’ouvrage est beau comme un trésor. De vieilles cartes postales, souvent colorisées, sur les pages de droite, et en face, des textes courts, en français et en anglais, dans une typographie fine et pourtant lisible. A chaque fois, une ou plusieurs femmes ont posé devant l’appareil photographique. Toutes ont les cheveux voilés. Le visage aussi parfois. On feuillette, on s’étonne – elles sont musulmanes, mais aussi catholiques ou juives, d’un côté ou de l’autre de la Grande Bleue. On s’effraie, on rêve aussi. Surtout, on s’éloigne du discours souvent obtus pour ou contre le voile. Ici, on regarde des images vieilles d’un siècle plus ou moins. Et cela rend le jugement plus subtil.
Voiles est le premier de neuf ouvrages sur le vêtement autour de la Méditerranée, tous signés Leyla Belkaïd, qui a lancé les Editions Vestipolis tout exprès. Le projet fait pleinement sens dans la vie de son auteure.
Leyla Belkaïd se dit Algéroise autant qu’Algérienne. Depuis toute petite, le vêtement, la mode, l’attirent. Mais la mention très bien de son BAC la conduit en prépa sur les bancs de Louis le Grand, à Paris, avec l’élite lycéenne française, puis en architecture à l’EPFL, à Lausanne. Jusqu’à ce qu’un professeur l’encourage à retrouver son chemin à elle. Elle obtient alors un master en Fashion Design à l’Accademia Arte, Moda e Design de Florence.
Ce même professeur attentif, quand elle partait en vacances à Alger, lui demandait de saluer la Casba pour lui. La Casba, à laquelle elle n’avait jamais porté d’intérêt, et dont elle découvre les miracles d’architecture dissimulés, abîmés par le temps, l’ignorance et la misère. «Quand j’ai vu les lumières de ces espaces, de ces cours intérieures, je me suis tout de suite demandée comment étaient habillées les femmes qui y vivaient.» Et là débute son enquête. Elle visite les musées, collectionne les images.
Il faut dire que le contexte est favorable aux questions d’identité. Leyla Belkaïd a grandi dans une Alger très européanisée où peu de femmes étaient voilées. Mais, dans les années 90, le pays baigne dans un climat d’intégrisme et de terrorisme qui prend des allures de guerre civile. Comme beaucoup d’Algériens, Leyla Belkaïd est troublée par cette évolution: «Mes grands-parents étaient pratiquants, ils allaient à La Mecque, mais leur Islam était tolérant et solaire, ouvert aux autres religions.»
Il est un moment fort dans ce questionnement. Le 30 janvier 1995, à la veille du ramadan, Leyla Belkaïd est témoin d’un attentat-suicide à Alger. En réveillant ce souvenir douloureux, elle veut expliquer que ce jour-là, elle a vraiment conforté son désir, né quelques années plutôt dans la Casba, d’œuvrer contre l’ignorance. C’est sa façon à elle de résister à l’intolérance. «Le vêtement permet d’expliquer, et de valoriser, la notion de diversité culturelle. Il a été peu étudié, notamment à cause des difficultés de conservation et des préjugés liés à tout ce qui touche à l’apparence et au corps, mais il est extrêmement révélateur de l’histoire de la vie quotidienne et il parle à tout le monde.»
En 1998, Leyla Belkaïd publie Algéroises, histoires d’un costume méditerranéen (Edisud), un ouvrage à la fois très savant et élégant. De chapitre en chapitre, de siècle en siècle, des chemises portées sur le corps jusqu’aux voiles, elle y montre les hybridations dans les costumes des femmes d’Alger. Mais Leyla Belkaïd n’est pas qu’une chercheuse. Elle a conçu des costumes de théâtre, participé à la création du Musée Gucci de Florence, dessiné des collections de mode. De 2004 à 2008, elle dirige le département Mode de la Haute école d’art et de design à Genève. Et puis l’an dernier, elle choisit de quitter cet enseignement, retrouve son corpus méditerranéen, élargit sa collection de cartes postales anciennes, lance les Editions Vestipolis.
«La Méditerranée n’a pas inventé les archétypes vestimentaires qui sont les ancêtres de nos vêtements actuels car ceux-ci proviennent d’Asie, mais elle a une capacité unique à absorber les modes et à les réinventer. Surtout, dans un monde où l’intolérance gagne du terrain chaque jour, nous avons beaucoup à apprendre de la dynamique d’hybridation culturelle et de dialogue qui a été à l’origine de toutes les civilisations méditerranéennes.»
Sans conteste, la passion du vêtement qui habite Leyla Belkaïd n’est pas chose légère. Si elle vient de retrouver l’enseignement pour diriger le nouveau master en management du luxe de la Haute école de gestion de Genève, elle tient à sa mission. «Je pense à la génération future, celle de ma fille, et à des collections de livres didactiques. Si on expliquait mieux les systèmes de la mode et l’histoire du vêtement aux jeunes, cela les aiderait. Par exemple, les filles comprendraient qu’elles n’ont pas besoin de correspondre à des modèles anorexiques pour coller aux tendances. Les filles musulmanes sauraient que leur identité ne dépend pas que d’un carré de tissu. Et les jeunes apprendraient surtout que l’histoire n’est pas une succession ennuyeuse de conflits, mais une rencontre fascinante de cultures et de peuples, avec des habitudes et des habits qui racontent à quoi leur vie ressemble.»
Parler du vêtement, comme de l’architecture ou de la musique, pour savoir quels mélanges nous ont construits à travers les générations. Pour se construire à son tour. Ce n’est que jeune adulte que Leyla Belkaïd a découvert la Casbah d’Alger et la richesse des échanges méditerranéens. Ce n’est que jeune adulte qu’elle a réalisé qu’elle-même était le fruit de ces échanges en apprenant qu’elle avait une arrière-grand-mère palermitaine.
Leyla Belkaïd, «Voiles», Editions Vestipolis, 152 pages. www.vestipolis.com Rencontre avec l’auteur: sa 28 novembre à 11h, Librairie Nouvelles Pages, rue Saint-Joseph 15, Carouge.
«Musulmanes, mais aussi catholiques ou juives, elles sont d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée»