Dans l’intimité de Patrice Chéreau

La Collection Lambert en Avignon célèbre avec éclat l’homme de théâtre et de cinéma disparu en 2013. De Goya à la photographe Nan Goldin, l’exposition dévoile les influences d’un artiste qui a sidéré des générations

Même d’outre-tombe, Patrice Chéreau (1944-2013) vous parle encore. C’est ce qu’on se dit à l’hôtel de Caumont, vaisseau patricien de la Collection Lambert en Avignon. Son directeur, Eric Mézil, y célèbre Patrice l’ombrageux, l’inquiet, l’impatient magnifique dont l’œuvre, films et spectacles, a marqué la vie de millions de spectateurs. Il a titré son dialogue avec l’artiste Patrice Chéreau, un musée imaginaire. Avec la collaboration de Nathalie Léger, directrice de l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (IMEC), il ressuscite brillament la galaxie affective, esthétique, culturelle du cinéaste de L’Homme blessé.

Mais voilà justement qu’il vous parle, Patrice Chéreau, via un téléviseur. Il est sur le plateau de Bernard Pivot, un vendredi de 1994, invité de l’émission Bouillon de culture. S’il est là, avec ses cheveux mi-longs, son veston bleu, c’est que La Reine Margot sort sur les écrans. Pas loin de lui, il y a Isabelle Adjani, ses yeux lagune derrière de petites lunettes rondes. Il évoque l’actualité, la guerre qui ravage les Balkans, ces frères d’hier qui se découvrent ennemis, mais aussi la terreur en Algérie. Il n’a pas voulu faire un film sur ça, évidemment pas. Mais comment ne pas y penser, souffle-t-il, alors que le film plonge dans le massacre de la Saint-Barthélemy?

Sa voix est comme toujours une pulpe pressée mais douce. Vous repensez aux images que vous avez laissées derrière vous, les cadavres saisis par Zoran Music, cet artiste qui a vécu l’enfer des camps nazis, mais aussi les corps effondrés de La Peste à Rome, ce tableau halluciné de Jules-Elie Delaunay. Vous vous retournez et vous tombez sur une sculpture en lames de bistouri, un homme penché sur un autre à genoux qu’il va égorger peut-être. Cette variation sur Le Sacrifice d’Abraham est signée du plasticien algérien Adel Abdessemed. Patrice Chéreau est obsédé par la mort, rappelle Eric Mézil. Il en poursuit les visages; il a de la tendresse pour les cimetières où il médite; il est fasciné par sa statuaire; il en est le chasseur si on veut.

Chasser la mort, c’est aussi aspirer à l’étreinte, au baiser cannibale, à la fureur de la chair, à sa consolation violente. Le sexe, cette fête d’ombre, est l’autre obsession de Patrice Chéreau, celle qui traverse son cinéma comme son théâtre, depuis une célèbre Dispute de Marivaux en 1976 jusqu’à sa Phèdre en 2003. Voyez ces amants d’un soir, leur hâte et leur tendresse sur un fauteuil en cuir blanc, leur pacte aquatique dans le bleu de la piscine, tels que la photographe américaine Nan Goldin les saisit. Patrice Chéreau aimait ces visions.

Le corps en joie d’un côté; le corps flétri de l’autre. Patrice Chéreau est hanté, par la peinture d’abord. Il n’est pas pour rien le fils d’une illustratrice et d’un peintre. Son père, Jean-Baptiste Chéreau, l’entraîne, enfant, à la découverte de Goya – deux petites merveilles témoignent dans l’exposition de cet intérêt –, de Velázquez, de Léonard de Vinci aussi. Le jeune Patrice a le coup de crayon brillant. Au lycée Louis-le-Grand, l’un des plus réputés de Paris, il rejoint le groupe théâtral. Il s’y montre longtemps timide, peut-être gêné par une différence sexuelle difficile à assumer alors, témoigne son condisciple Jean-Pierre Vincent – qui deviendra par la suite lui aussi l’une des grandes figures de la scène française. Mais sa maturité intellectuelle, sa passion pour le théâtre allemand – il fait le voyage jusqu’à Berlin pour voir les spectacles du Berliner Ensemble de Brecht –, son charme feront bientôt de lui un leader, poursuit le même Jean-Pierre Vincent dans le magnifique catalogue de l’exposition. Il dessine les décors, donne le ton à ses camarades, affirme un expressionnisme de jeu à rebours du théâtre français de l’époque.

Patrice Chéreau a 25 ans à peine à la fin des années 1960 et déjà on le compare aux plus grands. «Nous tenions notre Strehler», raconte dans le même catalogue l’ancien ministre de la Culture Jack Lang, qui invite le prodige au Festival mondial du théâtre universitaire de Nancy – rampe de lancement pour tant d’artistes. Mais l’exposition montre autre chose: le souci de Patrice Chéreau de garder tout ce qui le compose, ses cahiers d’étudiant, ses correspondances évidemment, avec l’écrivain Hervé Guibert notamment, l’une des passions de sa vie, ses crobars de décors, avant que Richard Peduzzi ne devienne son scénographe attitré. Surprenant chez un homme qui a la réputation de ne pas se retourner sur ses pas?

«L’expérience du passé nourrissait l’actualité de la recherche, dit Nathalie Léger, la directrice de l’IMEC. Quand il nous confie ses archives en 1996, il a 52 ans. Il pensait se consacrer au cinéma, en finir avec sa vie de metteur en scène de théâtre et d’opéra. Il voulait se délester sans se dessaisir de son histoire. Il aimait l’idée aussi que son dépôt voisine avec ceux de Jean Genet et d’Hervé Guibert.» A l’hôtel de Caumont, vous pouvez longtemps rêver devant les feuillets d’un exposé sur Büchner de l’étudiant Chéreau. Mais aussi déchiffrer ses notes de répétition. Car c’est cela aussi que dévoile Patrice Chéreau, un musée imaginaire: une pensée qui ne cesse de chercher ses mots au fil de la plume. «Entre deux répétitions, il remplissait des cahiers, des idées pour le lendemain, des réflexions sur une scène», note encore Nathalie Léger.

La beauté de cette exposition est de mettre en résonance des œuvres sans commune mesure, une ronde de prisonniers hypnotique signée Gustave Doré en 1872, la terrifiante photo de la performeuse Marina Abramovic assise sur un amas d’os sanglants dont elle frotte sa robe blanche – Balkan baroque, 1997. Elle est aussi et surtout de dévoiler, d’une pièce à l’autre, les vies secrètes du créateur. Ainsi cette lettre d’Hervé Guibert, le 5 octobre 1982, au moment où Chéreau termine L’Homme blessé – d’après un scénario de Guibert: «Patrice, J’aimerais que notre déjeuner de vendredi soit un secret, propre à l’évaporation extérieure. Je crois que j’ai besoin de catastrophe dans notre histoire, et ce besoin serait tout au fond de la vérité. Travaille bien. Je suis avec toi.»

Dans J’y arriverai un jour (Le Temps du théâtre, Actes Sud, 2008), l’artiste confie à l’essayiste Georges Banu que ses spectacles et ses films sont fréquemment de l’ordre du journal intime. Patrice Chéreau, un musée imaginaire éclaire cette fabrique d’intimité. Avec violence, érudition et une douceur pénétrante. Tout Chéreau.

Patrice Chéreau, un musée imaginaire, Avignon, Collection Lambert, hôtel de Caumont, jusqu’au 25 octobre. www.collectionlambert.fr

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Patrice Chéreau est obsédé par la mort. Il en poursuit les visages; il a de la tendresse pour les cimetières où il médite; il est fasciné par sa statuaire; il en est le chasseur si on veut