edition
La maison d’édition d’art contemporain JRP|Ringier fête son dixième anniversaire. Dans ses bureaux zurichois, son directeur genevois parle du passé, des artistes, du numérique sans commenter l’avenir

Lionel Bovier, l’art du livre depuis 10 ans
La maison d’édition d’art contemporain JRP|Ringier fête son dixième anniversaire. Dans ses bureaux zurichois, son directeur genevois parle du passé, des artistes, du numérique sans commenter l’avenir
C’est un tout petit format, souple, dense et sobre. Un abécédaire en forme de «mémoire» d’une soixantaine de pages qui condensent en anglais les dix années d’existence de la maison d’édition d’art contemporain JRP|Ringier, fondée en 2004 par le curateur genevois Lionel Bovier en partenariat avec le patron de presse zurichois Michael Ringier. Sur la quatrième de couverture du livre qui vient de paraître*, une sèche colonne de chiffres trace les contours de l’entreprise devenue une référence internationale, avec ses quelque 632 livres publiés et son million d’exemplaires vendus. La couverture, elle, est une photographie amusante et colorée d’un amas désordonné d’ouvrages maison, d’objets et de paillettes, imaginée par l’artiste John Armleder. Un grand écart – une collision entre deux faces – qui pourrait définir sans la résumer la ligne de la maison d’édition dirigée par Lionel Bovier.
«Je viens du domaine de l’art – j’ai été curateur indépendant, associé notamment à des institutions comme le Magasin de Grenoble, j’ai enseigné au sein de l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), j’ai été critique – et je suis devenu éditeur. Alors que beaucoup dans l’édition d’art viennent du domaine de l’édition et décident de publier des livres d’art, j’ai fait l’inverse. Je pense qu’il existe une vraie continuité entre l’organisation d’expositions et l’élaboration d’un programme exigeant tel que nous l’envisageons chez JRP|Ringier.» Lionel Bovier reçoit dans ses bureaux immaculés aux murs chargés de livres, sis au cœur du Löwenbräu zurichois, centre névralgique de l’art contemporain de la ville d’outre-Sarine. Le quadragénaire rentre tout juste d’un voyage en Asie où il a notamment participé à Art Basel Hong Kong – depuis l’année dernière JRP|Ringier est l’éditeur du catalogue de la plus importante foire du monde. La semaine prochaine, il travaillera depuis ses bureaux parisiens. Mais rien dans son attitude ne trahit la fatigue: le verbe est précis, l’ironie – légère, maîtrisée – jamais loin, les gestes sont ceux d’un homme du monde habitué à briller. Aucune place ne semble être laissée au hasard, si bien que le gris de son col roulé en cachemire s’accorde parfaitement à celui de son veston comme à celui de ses derbys élégamment fatigués.
«J’ai conçu JRP|Ringier comme une plateforme, précise-t-il. Il s’agit de participer aux débats qui traversent le monde de l’art, d’en être un acteur. La narration dominante, qu’elle soit guidée par une idéologie esthétique ou le marché, a tendance à m’ennuyer. Mais il n’a jamais été question de publier des ouvrages reflétant uniquement ma vision subjective. J’ai travaillé dès le début avec des éditeurs associés, tels Christoph Keller (curateur, enseignant et fondateur de la maison d’édition Revolver, ndlr) ou Beatrix Ruf (historienne de l’art, après avoir été directrice de la Kunsthalle de Zurich pendant quinze ans, elle est aujourd’hui à la tête du Stedelijk d’Amsterdam, elle est aussi la curatrice de la collection personnelle de Michael Ringier, ndlr), mais aussi avec d’autres observateurs aiguisés des scènes locales de Los Angeles, Vancouver ou Prague. Le livre reste pour moi un lieu de projet, un espace idéal pour l’art. Et l’objet offre des possibilités d’expériences quasi illimitées. C’est une forme de contexte au fond pas si différente de celle d’un musée, c’est vrai, mais une publication a ceci «d’idéal» qu’elle est démocratique, souple, la contingence y est (presque) éliminée. L’écho de notre activité éditoriale a l’ambition d’être international; d’où le choix, assez inhabituel il y a dix ans, de publier en anglais. Aujourd’hui, 40% de notre chiffre d’affaires se fait aux Etats-Unis.»
Et la variété du catalogue témoigne de cette ambition puisqu’il s’étire de la monographie au livre d’artiste en passant par l’essai, l’anthologie ou le texte critique. A Brief History of Curating de Hans Ulrich Obrist en est par exemple l’un des best-sellers, tandis que la première monographie de l’artiste Tobias Madison vient de paraître, tout comme Year 45, l’épaisse publication documentant la dernière édition d’Art Basel.
Avant d’être associée à Michael Ringier, la maison d’édition originelle était une minuscule entité, JRP Editions, lancée à Genève en 1993 par Lionel Bovier et Christophe Cherix, aujourd’hui chef curateur du département des œuvres imprimées et des livres illustrés du MoMA de New York. «Nous finissions nos études. JRP Editions était donc une configuration amateur, une micro-entreprise, sans but lucratif. Nous avions un intérêt pour la chose imprimée en général, une conception qui s’inscrivait dans la droite ligne de celle des artistes conceptuels ou du mouvement Fluxus. J’étais plutôt littéraire au départ, mais j’ai bifurqué vers le monde de l’art contemporain lorsque j’ai rencontré l’artiste John Armleder, grâce à sa compagne de l’époque Sylvie Fleury. J’adorais le côté vain, presque embarrassant, du monde littéraire, mais j’ai très vite trouvé ses acteurs pétris de conventions. Le milieu de l’art semblait avoir davantage d’ancrage dans le réel; cela peut paraître assez étrange aujourd’hui, mais à l’époque c’était un univers très ouvert, très accessible. Des artistes comme John Armleder ou Olivier Mosset me semblaient démontrer une capacité à inventer leur vie à travers leurs pratiques que je ne retrouvais pas ailleurs.»
Ce fils de psychiatre et d’une enseignante de français consacre alors son mémoire de licence de lettres au groupe Ecart, mené par John Armleder. Il codirige l’espace d’exposition Forde, au cœur de l’Usine de Genève, publie des critiques dans le Journal de Genève puis à la Tribune de Genève. Et devient commissaire indépendant. «A la fin des années 1990, j’ai décidé d’éditer les écrits de l’artiste John Miller et j’ai eu envie de faire circuler cet ouvrage plus efficacement que nous ne pouvions le faire avec notre petite structure. Par ailleurs, je ne voulais ni diriger une Kunsthalle ni organiser une biennale, et je savais que l’on ne me donnerait pas la direction d’un musée à 30 ans… Au début des années 2000, le milieu de l’art s’est profondément modifié, professionnalisé, globalisé, et l’argent revenait en quantités surprenantes pour quelqu’un qui a commencé à travailler dans les années 1990. A cette époque aussi, l’un de mes amis, l’artiste Steven Parrino, est mort dans un accident et l’artiste Jack Goldstein, à qui je venais de consacrer une rétrospective, s’est suicidé. J’ai pris une année sabbatique. Je connaissais Michael Ringier comme collectionneur, nous étions en contact par l’entremise de Beatrix Ruf et avons commencé à discuter de la création d’une maison d’édition d’art contemporain: nous nous sommes associés pour l’ouvrir en 2004.»
Alors que JRP|Ringier célèbre son anniversaire, le digital semble de plus en plus d’actualité. «C’est un challenge, à nous de savoir reconfigurer notre activité pour être les plus pertinents, conclut-il. Nous avons déjà édité quelques livres digitaux. Reste que j’ai un rapport à l’objet livre que je n’arrive pas vraiment à transposer dans le domaine numérique.» Et si d’aucuns considèrent Lionel Bovier comme un papable crédible pour la direction du Mamco de Genève, celui-ci s’étonne: «A l’heure actuelle, je n’ai aucune stratégie professionnelle autre que celle que j’ai eue ces dix dernières années.»
* «10 Years in Art Publishing. An A-Z Memoir about art publishing», Lionel Bovier, JRP|Ringier, coll. Hapax, 2015, 64 p.
,
Lionel Bovier
«Le livre reste pour moi un lieu de projet, un espace idéal pour l’art. C’est une forme de contexte au fond pas si différente de celle d’un musée»