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Littérature

Christine Chiadò Rana (éd.). Goethe en Suisse et dans les Alpes. Georg,

Christine Chiadò Rana (éd.). Goethe en Suisse et dans les Alpes. Georg, 264 p.

L'histoire littéraire n'a-t-elle pas, bientôt deux siècles après la mort de Goethe, tout dit sur les aléas de son existence? Eh bien, non! Dans une biographie captivante, qui vient de paraître en traduction, Sigrid Damm apporte sur sa vie et celle de sa compagne Christiane Vulpius, des confirmations et des éclaircissements nouveaux. Certes, cette «recherche», fondée sur des témoignages rigoureux, retrace d'abord, sous le titre Christiane et Goethe (Insel, 1998), un poignant destin de femme. Mais elle permet d'entrevoir aussi, dans la trivialité de la vie de couple de l'écrivain, bien des traits révélateurs de sa personne. Avec ses qualités et ses faiblesses se dessine un visage d'homme, attachant, déconcertant aussi, derrière le masque impressionnant du génie.

Pas à pas, Sigrid Damm suit la chronologie. Les partenaires se rencontrent en été 1788. Christiane, ouvrière dans une manufacture florale, se rend chez Goethe, son aîné de seize ans, en quête de soutien pour son frère écrivain. Une liaison s'ensuit, d'abord secrète, mais le scandale éclate au printemps suivant. Défiant la cour et la ville, Goethe doit quitter sa maison du Frauenplan. Avec Christiane enceinte, accompagnée de sa demi-sœur et de sa tante, il s'installe dans un pavillon sis dans les faubourgs. Un fils naît, que Goethe ne reconnaîtra qu'en 1797, quand il accorde à Christiane l'usufruit de ses biens. Leur cohabitation entrave peu sa vie publique, mais sa compagne, reléguée côté lit, ménage et jardin, s'en voit exclue. Pendant dix-huit ans, elle reste la «gouvernante» et les invités, même Schiller, ne l'aperçoivent pas. Jusqu'à ce que, en 1806, le maître l'épouse et que s'ouvrent peu à peu les cercles de la cour et des notables.

Goethe l'introduit dans le milieu du théâtre, où elle défend habilement sa cause. Mais il ne l'associe pas à ses intérêts intellectuels et artistiques. Elle reste en charge de la maison et du bien-être de ses hôtes. Au vu de son agenda et des factures des fournisseurs, une tâche considérable. Même quand Goethe séjourne à Iéna, elle doit assumer l'intendance et lui envoyer à l'occasion «des pieds de veau en gelée pas trop acides», qu'il aime à «déguster en dehors des repas»… Cela ne l'empêche pas de songer aussi à elle. Il l'encourage à acheter des robes, à suivre des cours de danse et à aller au bal, si elle n'y donne pas suite aux «œillades», ou à prendre du bon temps dans une station thermale. Quand ses missives, tendres et enjouées au début, se font plus détachées et passent parfois du «tu» au «vous», il reste généreux et lui dit sa reconnaissance. Ses propos traduisent le respect et l'estime. Mais jamais ils ne l'incitent à une formation et à des activités culturelles. A elle, dans le temps libre qui lui reste, de mener sa vie selon ses propres goûts et dans les milieux de son choix.

Christiane connaît chez Goethe la part de l'égoïsme et de la froideur et accepte ces conditions. Affectueuses et dévouées, les quelque 250 lettres qui restent d'elle et les autres pièces retrouvées par Sigrid Damm disent peu sur ses dispositions intérieures. Avec la vivacité et le courage, elles révèlent un rare talent de gestionnaire et une disponibilité constante. Sans rien sacrifier à la dignité, elle sert les desseins d'un maître qui, par tous ses actes et par le dire, confirme que «sa volonté d'élever la pyramide de son existence aussi haut que possible dans les airs surpasse toute autre préoccupation et ne lui permet pas un instant d'oubli». Devant lui, Christiane s'efface et assume sa part de délaissement et de solitude, dont à la fin de son existence elle mesure cruellement l'étendue: ménageant sa sensibilité et la réservant à l'œuvre, Goethe, pendant son agonie, s'abstrait dans l'étude de la réfraction. Il n'assiste pas non plus à ses obsèques, et ne la mentionne pas dans ses souvenirs.