Pascal Couchepin ne voit-il pas qu'une loi qui protège le livre ne coûte rien, alors que l'aide à l'édition va devenir très chère?

Le rapport du Département fédéral de l'intérieur sur la promotion du livre et de l'édition s'appuie sur des sources discutables, comporte d'énormes lacunes, et finit par un satisfecit: tout va très bien, Madame la marquise, les bouleversements auxquels nous avons affaire sont tout à fait banals à l'époque actuelle (50% à 60% des librairies indépendantes de Suisse romande ont disparu). Que personne ne se fasse donc du souci. Les librairies qui ont fermé étaient situées dans une région où il y en avait trop. Elles ont donc eu raison de faire faillite. Même si notre tradition du livre remonte à cinq cents ans - davantage que pour les montres et le chocolat -, ce n'est pas pour autant qu'il faut la soutenir quand elle est en péril. Il y a bien assez d'éditeurs, et bien assez de livres. Vos cris d'orfraie, on n'en a rien à faire.

Le rapport déclare quand même vouloir créer une aide au marketing pour les professionnels du livre, à condition toutefois de ne pas dépenser un radis, et que cette aide ne gêne pas la concurrence. Pardi! C'est ainsi que l'esprit néolibéral le plus étriqué, à visage inhumain, domine tout le rapport.

Nous, gens du livre, sommes lâchés par ceux qui ont pour mission de nous soutenir, le Département de l'intérieur, responsable de la culture. Au fond, pourquoi? On vient de le voir, ce Département veut agir comme s'il était le Département de l'économie. Il commet une erreur de casting. Le livre est une branche complexe, à qui on ne peut appliquer les critères économiques habituels sans tuer ses qualités créative et critique. Ce n'est pas une industrie, mais bien plutôt une activité, en équilibre entre le culturel et l'économique. Ceux qui y travaillent le font aussi bien par engagement intellectuel qu'artistique et économique. Tout ça, c'est très difficile à comprendre, à faire entrer dans des esprits quadrillés par des réflexes économiques pavloviens.

Il y a quelque temps, devant la chute catastrophique du nombre de librairies en Suisse romande, un homme s'est levé pour défendre le livre dans notre pays. Il a proclamé: «Halte à la débâcle!» Comme nous avons besoin de librairies indépendantes, nous nous devons de protéger le livre. Il faut une loi pour cela. Jean-Philippe Maitre, alors président du Conseil national, est parti à l'assaut comme un guerrier grec devant Troie, et il a réussi. Jusqu'à ce que la maladie l'emporte, il a bâti une commission parlementaire, convaincu ses collègues, lancé les débats nécessaires à la protection du livre.

Mais le conseiller fédéral chargé de la culture ne l'entendait pas de cette oreille. Même si le respect de la démocratie passe par le parlement et tandis que la commission ad hoc poursuivait sa mission, lui n'allait pas attendre pour se prononcer: «Non, pas de ça, pas de règle sur le marché du livre!» Quelle est donc la réglementation qui fait si peur au conseiller fédéral au point qu'il veut la tuer dans l'œuf? Une loi sur la protection du livre, qui établit qu'on ne peut pas attirer l'acheteur en faisant du dumping sur certains titres. Que tous les livres aient leur chance. Cette loi est une chose toute simple, qui existe dans tous les pays qui nous entourent. Pour la mettre en place, il faut la volonté de maintenir une culture du livre, diversifiée et vivante, dans un pays qui a le privilège de compter quatre cultures.

La France, dont la tradition du livre est moins ancrée qu'en Suisse, a non seulement établi et fait respecter une loi qui protège le livre, mais elle la défend diablement bien:

«Dans un monde qui tend à réduire les différences, le prix fixe du livre contribue à préserver sa diversité naturelle, à un coût budgétaire nul, dans le respect de la liberté de chacun. Il est pour le livre le tuteur le plus précieux: le tuteur, ce n'est pas ce qui soutient un incapable, c'est d'abord ce qui aide à pousser», dit Jean Sarzana, délégué général du Syndicat national de l'édition en France.

Pourquoi les Français défendent-ils le livre? Et les Allemands? Et les Néerlandais, un petit pays? Qu'est-ce qu'il leur a pris de se rendre compte que la culture du livre était importante? Et les Autrichiens, et les Italiens? Les pauvres demeurés, ils ont affronté toute cette réglementation compliquée pour quoi? Et quand on a la loi, il faut surveiller son application. Notre Etat n'a guère les outils pour cela!

Sauf que s'il s'agit de la Comco (Commission de la concurrence), là, l'administration trouve les moyens de financer la surveillance. C'est d'ailleurs elle, la Comco, qui a cassé la pratique du prix fixe du livre en Suisse, et avant elle Monsieur Prix. Par cette action remarquable, elle a fait gicler les prix vers le haut. Inattendu, faire monter les prix par la surveillance de la concurrence, bravo! C'est pourtant exactement ce qui se passe dans les pays qui n'ont pas protégé le livre. Le prix du best-seller baisse, et tous les autres prennent l'ascenseur.

En attendant que les parlementaires parlementent en juste liberté démocratique, et tandis que tonne l'exécutif, nous sommes heureux que les colonnes d'un grand journal nous accueillent. Alors disons aux lecteurs que, précisément parce que la Suisse est d'abord un pays d'importation et en second lieu un pays de création du livre, celui-là doit être aimé, protégé, qu'il ait de l'air pour respirer. C'est lui qui va aider notre diversité, notre culture, lui, le livre.

Nous nous adressons aujourd'hui à vous, parlementaires: pourquoi ne considéreriez-vous pas la protection du livre comme aussi nécessaire que celle du patrimoine? Une protection qui lui permette de résister sans s'effriter. Une protection qui finira par garantir notre indépendance de pensée et de création, et tout ça pour combien? Pour RIEN, juste une loi qui demande du doigté, mais on y arrivera, c'est un défi juridique et ça économisera de l'argent. Sans vous, les parlementaires, on est fichus: la Suisse du livre depuis cinq cents ans, les librairies indépendantes, les éditeurs, puis les auteurs qui suivront avec un petit effet retard. De profundis.

Marlyse Pietri est directrice des Editions Zoé.