Rien de tel, pour stimuler et aérer l'esprit, que les récentes chroniques de Hans Magnus Enzensberger, brillamment traduites sous le titre de Feuilletage. Depuis quarante ans, par la poésie et l'essai, le roman et la comédie, et par une activité d'éditeur éclectique, l'auteur, grand admirateur de Diderot, s'affirme comme un des témoins majeurs de ce temps. Dans ces nouveaux textes, sa pensée subtilement déroutante n'a rien perdu de son acuité. Jusque dans les réalités les plus banales, elle interpelle et modifie les éclairages.

Les perspectives changent, amènent à voir autrement: sur le rapport au temps et son fascinant «feuilletage», par exemple, sur la fuite en avant vers un progrès que ses zélateurs envisagent avec un optimisme aveugle, et l'anachronisme peut-être non moins productif et plus salutaire dans lequel vivent la plupart, parce que largués par les fulgurantes avancées de la technique. Incroyable, tout ce que, faute de distance, on ne réalise pas. Dans l'évolution des mœurs, la contradiction des modes, du gaspillage et de la misère qui à chaque instant tombent sous le regard. Dans le comportement des politiques et le rapetissement de leurs statures, dans le passéisme de certaines attitudes ou visées. Dans le développement des Etats et de la démocratie, le nouvel internationalisme, la maîtrise des processus sociaux et la mise en œuvre de l'utopie européenne.

La réflexion porte aussi sur la pléthore des manifestations culturelles, le statut des intellectuels, le rôle des poètes. Insolente parfois mais jamais superficielle, elle embrasse un horizon vaste. C'est dans une écriture vive et limpide, un captivant appel à la lucidité et à la présence au monde.

Hans Magnus Enzensberger, Feuilletage, Trad. de Bernard Lortholary, Gallimard, coll. L'Infini, 211 p.