Avant d'être à même de prononcer ses premiers mots, Bobby a appris à se méfier des rats. Dans l'immeuble du Bronx qu'il partage avec sa mère et une ribambelle de frères et de sœurs, les rongeurs grouillent et font la loi. Grands, gras, infects, ils traquent les denrées périssables, salivent devant les chairs rosâtres des nouveaux nés et, chaque nuit, font mine de bouffer les cloisons dans un vacarme infernal. Bobby, néanmoins, a survécu à cette compagnie dégoûtante comme aux hurlements de sa mère et aux coups des amants de passage de cette dernière. Maintenant, dans la lumière aveuglante d'un matin de printemps, c'est lui le roi du Bronx, le prince de l'asphalte dans les bras duquel se précipite Maria, la jolie Portoricaine. Sur le chemin de l'école, les deux adolescents, oubliant la pestilence des lieux, entament une danse joyeuse et sensuelle. Cette débauche d'énergie positive n'est malheureusement pas du goût du gang hispanique qui débouche de sous un porche voisin.

A voir leur mine mauvaise, le jeune Noir comprend qu'il faudra plus qu'un coup de pied pour disperser cette redoutable espèce de rats. «Maria, tu devrais être ma meuf, qu'ess tu fous avec ce nèg?» Pour avoir osé rêver tout haut, Bobby se retrouve en enfer. Tandis que ses dents heurtent le trottoir, ils sont quatre à s'acharner sur lui à coups de pieds et de chaînes. En dépit du doux prénom de l'héroïne, la chorégraphie du groupe est bien plus radicale que celle de West Side Story. Bobby n'est plus qu'une plaie grotesque qui suinte la misère et la douleur par toutes ses déchirures lorsque, dans un mouvement de révérence ignoble, l'un des agresseurs balance la totalité d'une fiole de soude caustique sur le visage de Maria. Déjà, l'ambulance emporte la malheureuse alors que Bobby, aveuglé par le sang qui dégouline, rampe sous les voitures avant de s'évanouir dans un rade où quelques ivrognes lui donnent les premiers soins. Refusant d'écouter ceux qui lui conseillent de se rendre sans tarder aux urgences, le gamin prend la fuite. Après une longue errance, il atterrit dans les ruines d'un immeuble où vit l'énigmatique Moishe, un vieil ermite qui va lui apprendre un langage nouveau à base d'amour, de partage et de pardon…

Tourner les premières pages de ce roman équivaut à plonger par surprise dans un gouffre tapissé d'excréments et hanté par les reptiles les plus effrayants. Pour son grand retour à la littérature après quasiment deux décennies d'absence (Chanson de la neige silencieuse a été publié au début des années 80), Hubert Selby Jr., l'un des plus sombres diamants de la littérature américaine du XXe siècle, n'a manifestement que faire du confort d'un lectorat européen qui pourtant l'adule. Auteur en 1965 de Last Exit to Brooklyn, un envoûtant roman culte vendu à plus de 3 millions d'exemplaires, Selby, l'enfant fragile de Brooklyn né en 1928, n'a jamais su profiter de cette tellurique entrée en littérature.

Utilisant ses royalties pour, selon une récente confession au magazine Les Inrockuptibles «boire comme un trou et se coller dans de très sérieux ennuis», cet auteur au verbe unique a patiemment rebuté tous les éditeurs américains. En dépit d'une poignée de romans mémorables (La Geôle, Le Démon, Retour à Brooklyn), l'homme ne doit aujourd'hui son salut qu'à l'estime de quelques figures de l'underground tel le rocker Henry Rollins et à la bienveillance des maisons d'édition européennes, conscientes de tenir là un peintre de la condition humaine de la trempe d'un Faulkner ou d'un Céline.

Au sortir de divers séjours à l'hôpital et après avoir élevé son fils dans la précarité, le frêle Hubert trône à nouveau en cette fin d'été en bonne place sur les rayons des librairies. Le Saule (The Willow Tree), un projet que l'écrivain a évoqué dès 1983, constitue donc l'excitant retour de ce monument fragile mais incontournable. Doté, on l'a vu, d'une inoubliable entrée en matière narrée dans un style époustouflant où les phrases se contorsionnent puis explosent en giclées sanglantes et poisseuses, l'ouvrage n'égale qu'en de rares instants ce sauvage opéra qu'est Last Exit To Brooklyn. Là où son illustre modèle révélait une foule de personnages fascinants unis par la misère, le sperme, la crasse, ce nouvel ouvrage se contente d'un casting plus chiche et caricatural. Face à la petite frappe ivre de revanche, Moishe, le survivant des camps de concentration reclus dans un squatt luxueux (salle de musculation et jacuzzi), ressemble plus à un professeur de catéchisme qu'à une créature de Selby.

Histoire de rédemption au pied d'un arbre dont les branches magnifiques symbolisent, on l'aura compris, la vie et le renouveau, Le Saule ne brille pas par son originalité. Mais, heureusement, Selby n'est pas Guy des Cars. Sans cesse l'instinct de vie brutal, superbe, qui bat aux tempes du lascar bouscule les poncifs et permet aux situations convenues de se muer en exercice littéraire de haute lignée. Aussi, bien plus que le sauvetage de l'âme malade du pauvre Bobby, on retiendra surtout les retrouvailles avec un auteur rare sauvé du chaos par un heureux miracle.

Hubert Selby Jr., Le Saule, Trad. de Francis Kerline, Ed. de l'Olivier, 304 p.

Signalons l'exposition de portraits de Hubert Selby Jr. par Ludovic Cantais qui se tient jusqu'au 14 septembre à la Galerie Philippe Gelot, à Paris.