L'une des raisons qui font de Jean Starobinski un homme si universellement admiré est le sens avec lequel il sait déterminer la distance nécessaire par rapport à son objet. Qu'il choisisse une approche stylistique ou historienne, rhétorique ou sociologique, psychologique ou thématique, linguistique ou phénoménologique, toujours le critique genevois sait élire la «bonne» distance, celle qui lui permet à la fois d'être dans l'intimité de ce dont il parle et de garder le recul nécessaire pour mettre cette intimité en perspective. Cela, nous le savions depuis longtemps. Ce que l'on mesurait peut-être moins, c'est à quel point cette aptitude proprement littéraire, qui fait de cet homme le primus inter pares des études de lettres, allait de pair avec une conscience et un savoir scientifiques qui en sont comme la doublure. Action et réaction, l'ouvrage que Starobinski fait paraître ces jours-ci, permet au contraire à cette doublure de prendre pour une fois le devant de la scène: c'est le scientifique en lui qui s'est fait ici historien.

Sous-titrée «Vie et aventure d'un couple» – comme pour illustrer la remarque du Louis Lambert de Balzac: «Quel beau livre ne composerait-on pas en racontant la vie et les aventures d'un mot?» –, cette étude est consacrée à l'histoire du couple formé par deux termes dont l'intérêt tient à la fois dans les métamorphoses de leur sens et dans leur capacité à être employés de manière figurée. L'histoire d'un mot se révèle donc ici l'histoire d'une notion scientifique, de son champ d'application ainsi que des transferts sémantiques qu'elle subit au cours des siècles, lesquels ne se comprennent qu'à partir de l'évolution des sciences. En simplifiant, on peut dire que le couple «action et réaction» est d'abord une notion qui appartient à la physique, et qui trouve sa définition dans la loi de Newton prouvant l'égalité des forces entre une action et la réaction qu'elle provoque. Mais cette découverte, qui ancre le couple dans le domaine scientifique, entre d'emblée en concurrence avec les acceptions plus anciennes de ce qu'on désigne ainsi et qui, chez Aristote par exemple, était plutôt exprimé à travers le couple action/passion.

Au XVIIIe siècle, Diderot infléchira le couple en l'attachant à la matière sensible et en l'appliquant au domaine de la chimie: «J'arrête mes yeux sur l'amas général des corps: je vois tout en action et réaction; tout se réduisant sous une forme et se recomposant sous une autre; des sublimations, des dissolutions, des combinaisons de toutes les espèces.» La voie est tracée, on le voit, pour que la notion soit reprise en charge par la biologie et par la médecine, ce qui sera le cas de Glisson à Claude Bernard, et jusqu'à ce que soit mise en évidence l'existence de ce qu'on nommera l'action réflexe. A son tour, cette mise en évidence servira de base à une nouvelle compréhension, non plus seulement des phénomènes somatiques, mais des phénomènes psychiques, non sans toutefois qu'un tel transfert ne s'accompagne d'une réduction des pouvoirs attribués antérieurement à la possession de soi: «L'action et la réaction deviennent le matériau fondamental de l'individu, dont chaque instant d'existence intègre une somme variable de processus élémentaires aussi bien sensoriels que moteurs. Ces processus se déroulent «en troisième personne» et cette troisième personne en vient à supplanter le «je» de la première personne. Le concept de réaction aura été l'opérateur actif de cette destitution.»

Annexé à la médecine, le couple peut être revendiqué par la psychiatrie. De Cabanis à Bernheim, de Breuer à Freud, de Jung à Jaspers, le lecteur se voit conduire par la main ferme d'un critique qui, il s'en souvient à ce moment-là, est aussi un médecin. Starobinski ne serait toutefois pas Starobinski si, à ce panorama déjà si vaste d'un concept largement philosophique et scientifique, il n'avait ajouté une attention extrêmement détaillée à l'histoire que le mot de «réaction» a parcourue dans le domaine de la vie sociale depuis le XVIIIe siècle. Ici, le couple est moins action/réaction que réaction/progrès. «Réaction» n'a pas d'emblée le sens que nous lui donnons aujourd'hui: l'opposé de la «révolution», c'est d'abord la «contre-révolution». Ce n'est que peu à peu, grâce notamment à Benjamin Constant, que le mot se colore et engendre l'adjectif «réactionnaire» modelé sur «révolutionnaire». Là encore, de Mirabeau à Nietzsche, en passant par Kant, d'Holbach, Rousseau, Condorcet, Constant, Mme de Staël, Proudhon ou Marx, la «vie et les aventures» du terme est ressaisie dans une ampleur de vue qui donne la mesure de la profondeur de la réflexion de l'auteur.

Jean Starobinski est à l'âge des synthèses. A la place de celle-ci, c'est à une sorte de roman intellectuel qu'il a consacré ce livre. Ce roman, il a mis des années à l'écrire, non parce qu'il aurait manqué de matière. Au contraire: on discerne d'ailleurs encore ici et là comme des repentirs, des pistes indiquées, puis abandonnées et néanmoins marquées par souci de ne rien oublier. Le savoir de cet homme est d'une ampleur sans pareille, son intelligence est sans défaut. Il ne reste pour lui répondre que l'admiration. n

Jean Starobinski

Action et réaction.

Vie et aventures d'un couple

Seuil, 438 p.

Signalons la réédition augmentée chez Gallimard, dans la collection de poche Tel, de «L'Œil vivant» (1961) qui réunit des études sur Corneille, Racine, La Bruyère, Rousseau et Stendhal.