Mihail Sebastian est mort à 38 ans, en 1945, écrasé par un camion soviétique en plein cœur de Bucarest. Cet écrivain juif souvent tenu à l'écart par le pouvoir n'a pas la célébrité des Ionesco, des Mircea Eliade et autres Cioran, et pourtant ses livres sont d'incomparables témoignages. Des témoignages sur la vie artistique roumaine de l'entre-deux-guerres, sur le destin de l'Europe centrale, sur la question balkanique, sur l'antisémitisme et, évidemment, sur le communisme, une idéologie contre laquelle il eut des mots définitifs. «L'imbécillité endoctrinée est plus difficile à supporter que l'imbécillité tout court», écrivait-il par exemple quelques mois avant de mourir. Hélas, nous continuons à ignorer ce visionnaire né sur le Danube (à Braila, la ville chère à Panaït Istrati) et nourri de Montaigne, de Descartes, de Pascal, de Nietzsche.

C'est à 27 ans – il était alors avocat – que Mihail Sebastian écrivit Depuis deux mille Ans, un roman passablement autobiographique qui montre une Roumanie dévorée par l'hydre nationaliste et par les démons de l'antisémitisme, des démons auxquels allaient céder la plupart des écrivains de l'époque. Construit à la manière d'un journal intime, ce récit raconte la douloureuse existence d'un jeune intellectuel juif pris dans la tourmente des années folles. A l'université, on le traite de «youpin», on menace de le tabasser, on l'humilie. Ses pairs, eux, rêvent d'héroïsme, afin de «sortir de la médiocrité par le fer et le sang». Parmi eux, le détestable Ghita Blidaru – alias Nae Ionescu – un tribun devant lequel se prosterna toute l'intelligentsia avant qu'il ne devienne l'un des maîtres à penser des sinistres Gardes de Fer. Ce Blidaru apparaît ici sous les traits d'un universitaire d'abord charismatique, féru de mystique, puis de plus en plus extrémiste, tandis qu'un certain Hitler, du côté de Berlin, harangue la foule des chômeurs…

La montée du fascisme? Pour la comprendre, il faut lire ce roman où se croisent des bourgeois décadents, des écrivains aveuglés, des politiciens inconscients de l'avenir, des magnats de la finance grisés par le profit, dans le Bucarest de la xénophobie ordinaire… On pense aux toiles d'Otto Dix, qui peignit les mêmes perversions, les mêmes égarements, avec des accents aussi prophétiques que l'œuvre de Mihail Sebastian: Depuis deux mille Ans est l'autopsie d'une société naufragée, malade de cette «rhinocérite» que Ionesco allait bientôt fustiger.

Ces pages servirent sans doute de préambule au passionnant Journal que Mihail Sebastian rédigea entre février 1935 et décembre 1944: resté inédit jusqu'en 1996, il constitue un document majeur sur la trahison des intellectuels de l'époque. Avec une minutie de greffier, l'écrivain évoque au jour le jour la dérive des clercs vers le fascisme, alors que la Roumanie s'allie à l'Allemagne nazie et persécute les Juifs en les chassant de leur emploi ou en les déportant vers les camps de Transnistrie.

En ces heures tragiques, Cioran – qui «réunit une double dose de cynisme et de lâcheté» – flirte avec l'antisémitisme et Mircea Eliade est devenu le messager de l'extrême droite. A son propos, Mihail Sebastian écrit par exemple, en mars 1937: «Longue discussion politique avec Mircea chez lui. Il était lyrique, nébuleux, il multipliait les exclamations, les interjections, les apostrophes. Il aime la Garde, elle est son espoir, il attend sa victoire. L'étudiant qui a été battu à coups de corde mouillée au siège des Gardes de Fer, bien fait pour lui! Voilà qui convient aux traîtres. Lui, Mircea, ne se serait pas contenté de si peu, il lui aurait crevé les yeux.»

C'est contre ce monde-là que Mihail Sebastian s'efforce de résister. Avec des mots, de simples mots, ces mots qui perdent peu à peu leur sens dans les discours politiques et dans les déclarations haineuses de ses «amis» écrivains. L'exil intérieur? Ce Journal en est un exemple poignant: le diariste sait que son pays est livré à l'infamie et, pourtant, il continue à croire en la littérature; c'est son seul refuge, le creuset dans lequel il tâche de purifier cette langue que ses contemporains habillent de mensonge et d'imposture. «Il se pourrait que la guerre éclate, écrit-il en août 1939. La soirée a été pénible et la nuit agitée. Une sorte d'écœurement, une sorte de lassitude d'être un homme. Maintenant, pourtant, le matin, me revoilà à ma table de travail.»

Mihail Sebastian, c'est la passion de l'écriture comme exutoire à la solitude. Son Journal, qui vient d'être exhumé des oubliettes, a été un gros succès de librairie en Roumanie, où il a suscité des polémiques et pas mal de rancœurs. On devine pourquoi: c'est le plus accablant des réquisitoires.

Mihail Sebastian, Depuis Deux Mille Ans, Trad. par Alain Paruit. Stock, 345 p.

Journal, Trad. Par Alain Paruit. Stock, 568 p.