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Livres. On peut devenir un autre, parie Tonino Benacquista

Ça commence par un match de tennis, suivi d'une conversation arrosée et d'un pari un peu fou: chacun des deux joueurs a trois ans pour changer de vie. Chiche?

Tonino Benacquista

Quelqu'un d'autre

Gallimard, 276 p.

Supposons que l'inconnu avec lequel vous venez de disputer à votre club un match de tennis acharné vous propose, au terme de la longue conversation arrosée de vodka qui s'ensuit dans un bar proche, de devenir quelqu'un d'autre. Et qu'il vous fixe un rendez-vous à trois ans de là, même lieu, même heure, pour savoir si vous aurez relevé son défi: que feriez-vous? Tel est le point de départ imaginé par Tonino Benacquista dans son nouveau livre, très réussi, qui paraît dans la collection blanche de Gallimard et confirme la variété de ses dons.

Né en 1961 dans une famille d'immigrés italiens, cet auteur de romans noirs a reçu le Grand Prix de littérature policière 1991 pour La Commedia des ratés, histoire tragique et burlesque du propriétaire d'un terrain sans valeur en Italie qui a inventé de toutes pièces un miracle pour en faire monter le prix. Benacquista a aussi écrit des nouvelles (notamment Tout à l'Ego, dont la moitié sont reprises sous le titre de La Boîte noire dans la collection Folio à 2 € que vient de lancer Gallimard), des scénarios, des textes pour enfants et des bandes dessinées en collaboration avec Jacques Ferrandez.

La partie de tennis initiale de Quelqu'un d'autre n'a rien d'anodin: elle joue le même rôle de contrepoint que le billard dans Trois Carrés rouges sur fond noir, qui explorait avec beaucoup d'ingéniosité les coulisses de l'art contemporain, entre provocations artistiques et magouilles de galeriste. Et elle permet, grâce à un détail du jeu de l'auteur du défi («un coup volé à Adriano Panatta, Roland-Garros, 1976»), que celui-ci soit démasqué par son adversaire d'un soir, trois ans plus tard. Car Thierry Blin s'est entre-temps appliqué à se rendre méconnaissable, en changeant d'identité et de métier et en faisant modifier le visage dépourvu de menton qu'il détestait autant que son nom. De son côté, Nicolas Gredzinski a vaincu sa peur de se battre, découvert l'alcool, l'amour et gagné beaucoup d'argent.

Comment disparaître sans laisser de traces, comment devenir celui qu'on n'a jamais eu le courage de faire naître? C'est la double démonstration à laquelle se livre

Tonino Benacquista, avec une belle virtuosité dans le détail du portrait et de l'environnement social et professionnel de ses personnages, l'un travaillant à son compte, l'autre au sein d'une entreprise dont les rituels font l'objet d'un décodage tout à fait savoureux. L'ex-encadreur Blin, qui appartient à l'espèce de ceux qui ne mentent jamais mais ne disent pas tout, a l'avantage sur Gredzinski d'être sûr de son bon droit et de ses raisonnements. Comme sa décision de devenir un autre est en fait déjà prise, il lui suffit de s'organiser pour disparaître en douce: parler d'une année sabbatique à son amie Nathalie, mettre sa boutique en gérance, faire un stage chez un as de la filature qui lui enseigne les ficelles de son nouveau métier de détective privé, enfin trouver un chirurgien pas trop curieux.

Grâce à l'alcool dont il a découvert les effets apaisants le soir du match, grâce aussi à une mystérieuse jeune femme rencontrée dans un bar qui se révèle être une œnologue passionnée, Gredzinski l'inquiet ose avoir de l'audace et même de la fantaisie: il dégomme avec habileté son supérieur hiérarchique dans l'agence de communication où son ambition était jusque-là très mesurée. Et il invente ce qu'il appelle «le leurre à bière», une boîte de Coca dont il a supprimé la base et la partie supérieure et fendu le cylindre pour y glisser sa boîte de Heineken, afin de boire en toute discrétion pendant son travail: le brevet de cet objet, dénommé Trickpack et vendu dans les gadgeteries et les rayons cadeaux, lui rapportera une petite fortune.

L'histoire de la transformation de ces deux quadragénaires (l'âge de l'auteur, qui, lui, se renouvelle en changeant de thème à chaque fois) nous est racontée en alternance, en deux fois huit chapitres de longueur équivalente qui portent le nom de leur protagoniste. Contrairement aux lois de la géométrie euclidienne, l'épilogue fait se rejoindre ces destins parallèles pour une ultime confrontation tennistique à laquelle le lecteur n'est cette fois-ci pas convié, mais où chacun des deux joueurs «se jure de vaincre». Ce qu'il y a de sûr, c'est que le lecteur sort de là gagnant, question plaisir.