Voici traduit en France Agnès, le premier livre de Peter Stamm, né en 1963 et originaire de Winterthour. Très remarqué à sa parution (Arche, 1998), c'est un roman de moins de deux cents pages. Périodes brèves et chapitres courts, énoncés précis et dialogues rapides: il n'y a pas lecture plus aisée. Ni entrée en matière plus directe. La première phrase annonce la mort de l'héroïne, la deuxième, non moins lapidaire, en dit l'étrange cause: «Une histoire l'a tuée.» Ce cas insolite aiguise la curiosité, que le narrateur s'empresse de satisfaire. D'un trait, il remonte neuf mois en arrière et se met à rapporter les faits.

Journaliste suisse venu à Chicago poursuivre des recherches pour son ouvrage sur les wagons pullman, ce quadragénaire s'est épris d'une Américaine de vingt-cinq ans, mathématicienne, qui travaille à une thèse sur les groupes de symétrie dans les réseaux cristallins. Entre eux, une liaison s'ébauche, ils cohabitent, mais restent sur la réserve. Il en va comme des cristaux: «Le grand mystère, c'est le vide au milieu» et «Nous sommes asymétriques […] sans l'asymétrie, la vie ne serait pas possible.» Lui craint pour sa liberté, elle reste anxieuse et doute d'elle-même. Ils brassent volontiers de grandes idées, mais dans le privé, la communication se fait mal. Au point que pour savoir ce qu'il pense d'elle, elle l'engage à écrire son portrait et à imaginer une suite à leur histoire: «Tout le risque, dit-elle, étant pour moi.»

Leur quotidien ne s'en trouve guère changé. Sauf lors de brèves escapades dans la nature, le bonheur – dont ils cherchent le reflet dans L'Ile de la Grande Jatte de Seurat – ne s'instaure pas. Agnès se désespère de la perte de l'enfant dont il ne voulait pas. Lui, qui reste sans nom, cherche l'oubli dans des amours épisodiques. Par instants, le récit dans lequel il évoque pour eux un bonheur et un avenir communs les rapproche. Mais à cette vision pour lui si peu crédible, le narrateur en substitue secrètement une autre. Devenue «sa créature», Agnès y revêt l'identité qu'il lui prête, et lorsque par malheur elle la découvre, elle agit comme le veut son image: la fiction et la réalité se rejoignent dans une issue tragique.

C'est bien trouvé et habilement fait. L'auteur sait appâter par de jolis effets. Il en appelle à la culture à grands coups de références littéraires, le thème de la mort obsède par des miroitements insistants: le prénom Agnès renvoie bien sûr à Keats, l'issue fatale à Hemingway et Dylan Thomas, et même à Valéry. Frisch, jamais nommé, est omniprésent. Les colorations de la nature américaine évoquent Thoreau. Après la lecture de Siddharta, qui ne pouvait manquer, l'héroïne «reste pendant une heure pieds nus dans la neige pour tuer ses sensations». Des citations anglaises tirées de la Northon Anthology of Poetry immergent dans les classiques et étendent l'aura de la culture, qui doit donner du poids à une thématique dont les motivations restent fragiles.

A la même fin, Stamm prend soin de convoquer aussi l'histoire: la faillite de l'utopie sociale de Pullman, qui «avait tout prévu, sauf le besoin de liberté de ses ouvriers», se reproduira selon le narrateur dans la société d'aujourd'hui: l'échec de sa propre relation amoureuse et l'impossibilité d'un véritable échange s'investissent d'une dimension exemplaire: il faut, à ce qu'il semble, y voir les stigmates de notre temps.

Mais le roman revêt mal une semblable portée et séduit avant tout par l'esquisse d'un attachant portrait de femme. Secrète et pudique, désemparée devant le mystère des sentiments et de la création, Agnès, dans sa solitude et sa nostalgie juvénile d'un amour idéal, sollicite la sympathie. Mais sa naïveté étonne, non moins que les traits bien sommaires prêtés à son partenaire. Ce machiste insensible manque singulièrement de présence. Il en résulte un couple peu crédible dans la figuration d'un monde où le virtuel l'emporte sur le réel: monde à peine entrevu à travers quelques reflets allusifs de l'American way of life. Posées dans un cadre aussi vague, les questions de l'identité et du bonheur tendent à devenir abstraites.

Reste une touchante histoire d'amour, à laquelle le parti pris bien soutenu d'un style détaché et de la litote confère quelques résonances sobrement pathétiques. La composition en est très concertée, l'écriture dénote un talent indéniable. Le roman doit beaucoup à Homo faber: il n'en atteint pas la qualité, mais fait entrevoir des promesses.