Livres - Prospectives
Que peut-on connaître, prévoir, espérer et craindre du siècle qui commence? L'Unesco a convoqué des dizaines d'analystes pour tenter d'en ouvrir les perspectives.
Collectif
Les Clés du XXIe siècle
sous la direction de Jérome Bindé
Unesco/Seuil, 516p.
Le siècle nouveau se dresse-t-il comme une forteresse qu'il faille se donner des clés pour y pénétrer? L'Unesco, «forum intellectuel à vocation préventive», s'est donné en tout cas cette tâche en réunissant les réflexions de plus de quatre-vingts représentants de toutes disciplines et de tous pays. Les catastrophes qui ont jalonné le XXe siècle ont rendu difficile l'art de la prédiction: ces «clés» sont avant tout des analyses de la situation actuelle assorties parfois de vœux ou d'indications quant à l'avenir. Une mosaïque de perspectives aussi variées est forcément d'intérêt inégal, c'est la loi du genre, mais l'ensemble forme un outil de réflexion très stimulant, à utiliser selon l'approche thématique en cinq grands axes:
Que peut-on prédire? Le livre s'ouvre sur la question de la pertinence même de la prospective en ce «temps des incertitudes», comme le nomme le Prix Nobel de chimie Ilya Prigogine: les développements de la science, de la thermodynamique surtout, ont inscrit l'aléatoire dans les fondements mêmes du réel. Il s'agit de trouver une conception de la nature «acceptable pour les philosophes et pour la science». Nous ne pouvons plus penser en termes d'évolution, comme si nous vivions dans une histoire dont nous, les humains, représenterions l'expression la plus haute, destinée à dominer la planète, puisque la vie qui s'y développe n'est qu'une version contingente parmi des millions d'autres plausibles. Peut-être une nouvelle notion de rationalité se dégagera-t-elle, où raison ne sera pas associée à certitude. Ce qui paraît par contre certain à Thierry Gaudin, président de l'association Prospective 2100, c'est que nous vivons une époque comparable aux années 1830, quand Guizot disait à la bourgeoisie: «Enrichissez-vous». La montée mondiale de l'exclusion culminera de telle façon vers 2020 «que la classe dirigeante sera bien obligée de changer de stratégie». Et comme les décideurs ne le font jamais que sous la pression d'événements violents et dans l'urgence, il s'agit pour des hommes et des femmes «de bonne volonté» de leur préparer des moyens adéquats.
L'avenir de l'espèce humaine: Les nouvelles techniques génétiques ont actualisé le vieux fantasme de la disparition de l'homme, être mortel à reproduction sexuée. Une espèce pourtant extrêmement jeune, comme le rappelle Stephen Jay Gould, puisque Homo sapiens s'est développé à partir d'une population africaine qui ne s'est propagée qu'il y a cent mille ans. Nous sommes tous des Africains, et les différences «raciales» entre nous sont dérisoires. Nous évoluons peu, en termes biologiques, et tout changement sera d'ordre culturel, donc imprévisible. Et, par là même, passionnant.
Edgar Morin apporte une note optimiste, citant Hölderlin: «Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve»; le remède serait dans le mal. Le démographe Hervé Le Bras rappelle que le vrai problème ne réside pas dans les migrations – elles ont plutôt diminué – mais dans le vieillissement des populations. Autre menace, celle de l'eugénisme: le généticien Axel Kahn déclare son hostilité à la reproduction de l'homme par clonage, au nom de «la liberté de n'être voulu tel qu'il est par aucun être humain». Mais il relativise les peurs archaïques en insistant sur le fait que notre destin n'est pas dans nos gènes mais dans le contact culturel avec la société des hommes. Quant à Jeremy Rifkin, auteur de La Fin du travail, il met en garde contre le nouvel eugénisme «banal, bienveillant et commercial», en insistant sur la nécessité de réglementer la science génétique sans la diaboliser. Ses acquis seront bien utiles pour résoudre les problèmes de santé et d'environnement qui hantent nombre de chapitres de ce livre.
Les conflits identitaires: Si, comme le dit Axel Kahn, l'humanité se définit par des comportements culturels, les questions d'identité deviennent cruciales. On sait bien quelles horreurs elles ont déchaînées récemment. L'anthropologue Arjun Appadurai montre que dans la plupart des cas d'affrontement entre communautés (en Turquie, en Yougoslavie, en Indonésie), l'incertitude sociale s'ajoute à la différence ethnique. L'hybridation généralisée, qui gomme les différences au profit d'un modèle unique de type occidental, n'est pas la solution, pas plus que l'intégration par le marché qui en est une variante.
Penser l'avenir implique une réflexion sur ce qu'on souhaite transmettre: patrimoine architectural, œuvres d'art, langues, valeurs esthétiques et morales. Pour Philippe Sollers, la littérature ne relève pas de la communication: son rôle est de «dire la vérité», celle «qui ne plaît pas». Au nom de quoi la détiendrait-il? Peut-être parce que sa parole échappe à l'utilisation que la politique et l'économie font du discours. Pour le romancier grec Vassili Vassilikos, le roman fonctionne comme un «téléobjectif avec zoom incorporé» qui révèle le microcosme. En tout cas, les écrivains représentent un danger, puisqu'ils sont soumis à deux types de censure: celle qui opère par condamnation à mort, comme dans le cas de la fatwa à l'encontre de Salman Rushdie; une autre, sournoise, économique, qui évacue les exigences de qualité au profit d'un marché du livre de plus en plus affolé.
Le plasticien Bill Viola se situe dans une lignée qui remonte à la nuit des temps: «Nous faisons des images pour nous rapprocher de ce qui est invisible ou qui est difficile à exprimer par d'autres moyens.» Et cela, il n'y a aucune raison pour que ça change avec le siècle. Mais ce qui se modifie, par contre, avec le discours et les techniques du virtuel, c'est le rapport au réel, qu'analyse le sociologue Jean Baudrillard, prévoyant un monde où le sexe, par exemple, n'aurait plus qu'une fonction de trompe-l'œil.
Un nouveau contrat social: Si la deuxième moitié du siècle a vu la fin de plusieurs dictatures, ça ne signifie pas que la démocratie les ait remplacées. Même si la condamnation morale généralisée de Pinochet ou de Milosevic montre qu'il y a désormais des limites aux violences d'Etat, nous nous trouvons dans un moment de «compromis fragile» entre le mal et le pire, comme dit Paul Ricœur. Droits de l'homme, des femmes, des enfants, des personnes âgées, des pays en développement, des travailleurs et de ceux qui n'ont pas de travail: la litanie montre à quel point la société s'est morcelée en catégories dont hériteront les sociétés à venir.
Un contrat éthique: La lutte contre la pauvreté est un des grands enjeux des prochaines années. C'est une question de choix politiques et économiques. Ils se font à l'échelle locale, ainsi dans ce bidonville de 360 000 habitants, près de Lima, Villa San Salvador, où toute la population est engagée dans un processus de développement à long terme. Si passionnantes que soient les expériences de ce type, elles n'ont que très peu de chances de réussite quand tout le contexte nie leurs efforts. Les choix éthiques aussi doivent se mondialiser.