Livres: Taslima Nasreen: Enfance, au féminin
AUTOBIOGRAPHIE
Dans ce monde cruel, «il n'est guère de plus grande misère que de vivre au féminin»: la Bangladaise raconte la genèse d'une rébellion, entre un père autoritaire et une mère trop pieuse.
Depuis quatre ans, Taslima Nasreen vivait en Suède, où elle s'était exilée pour échapper aux fondamentalistes du Bangladesh, sa terre natale. Recluse dans un petit chalet tapissé de photos, elle tâchait de conjurer les heures tragiques au cours desquelles son effigie avait été brûlée publiquement, ses livres interdits, et sa tête mise à prix. A l'origine de la vindicte intégriste, un roman – Lajja, «La Honte» – où sont dénoncées les multiples discriminations et les violences morales faites aux femmes du Bangladesh, un pays à 90% musulman. Résultat: frappée de fatwa, comme Salman Rushdie, Taslima Nasreen fut contrainte de plier bagage.
Depuis longtemps, elle affirmait vouloir rentrer chez elle. En septembre dernier, la très grave maladie de sa mère – un cancer en phase terminale – l'a poussée à le faire. Et à braver les menaces. Dès son retour, les fondamentalistes ont manifesté et réclamé son exécution, tandis qu'une cour de justice délivrait un mandat d'arrêt contre elle. «Dans cette situation désespérée, avec ma mère malade, j'ai besoin de protection», écrivait Taslima Nasreen dans une lettre ouverte publiée en Occident, début octobre.
A Dacca, bien sûr, elle s'est aussitôt cachée. «Depuis mon retour, disait-elle dans un entretien publié le 22 octobre par Libération via Internet, je prends toutes les précautions et je n'ai pas mis les pieds dehors. Je ne suis pas du tout en sécurité. Je vis dans une sorte de prison.» A ce S.O.S., des intellectuelles françaises ont répondu en lançant «l'appel des trente». Une pétition signée, entre autres, par Sylviane Jospin, Nathalie Sarraute, Elisabeth Badinter, Irène Frain, Laure Adler. Elles demandent aux autorités de Matignon d'intervenir afin que Taslima Nasreen soit protégée, alors que, au Bangladesh, même les progressistes répugnent à défendre cette rebelle couronnée du Prix Sakharov – symbole de la liberté d'expression. Ce qu'on lui reproche? D'avoir tenu des propos excessifs. Et de s'être présentée comme une martyre dans la presse occidentale. Farida Akhter, une féministe bangladaise, estime par exemple que l'auteur de Lajja est «responsable du fait que personne ne vole à son secours, car elle n'est pas un problème posé par le mouvement des femmes mais un problème créé par les médias internationaux».
Pendant ses quatre années de réclusion en Suède, la romancière a écrit un long récit autobiographique – Enfance, au féminin – où elle a fait une cure de mémoire afin de reconquérir son identité, et de ne pas succomber à la tentation du silence ou de l'exil intérieur. «Le moi qui, partout en Occident, reçoit un accueil chaleureux, donne des conférences du haut de toutes sortes de tribunes, ce n'est pas mon véritable moi», écrit-elle dans sa préface.
La voilà donc plongée dans la source vive et brûlante de son enfance. Une source vive, où bouillonne toute la truculence de sa ville natale, Mymensingh. Une source brûlante, douloureuse, à cause de «la cruauté de ce monde dans lequel il n'est guère de plus grande misère que de vivre au féminin». Ces pages racontent la genèse d'une rébellion, entre un père passablement autoritaire et une mère trop pieuse, bâillonnée par la peur. Aux confidences intimes, la romancière ajoute une analyse ethnographique de la condition féminine en terre musulmane, tout au long des années soixante.
Comment devient-on Taslima Nasreen? En naissant «à reculons, jambes premières et tête dernière». Déjà, une déviante… Laquelle ne cessera de sortir les griffes afin d'échapper aux humiliations que lui infligent les mâles; pour la plupart, ils ont le visage de «ces inconnus qui s'étaient un jour amusés à palper mes seins naissants d'adolescente, alors que je me promenais tranquillement au bord du Brahmapoutre».
En toile de fond, les violentes émeutes qui aboutirent à l'indépendance du Bangladesh. En gros plan, le portrait de la mère dans son sari chiffonné, les années de formation, les colères et les rêves, les étranges séances chez le pîr Amirullah – un charlatan qui joue au messie en se faisant masser les jambes par les dévots –, les rites du quotidien, la superstition des adultes, la maison familiale entourée d'un rempart de cocotiers, le premier poème griffonné sur un bout de papier ramassé dans la cour de l'école… Et, bien sûr, l'omniprésence d'une religion sexiste. «Je n'arrive décidément pas à croire que le saint Coran, qu'on m'a appris à embrasser au moment de le descendre de l'étagère, prescrive de pareilles discriminations. Ainsi, Dieu ne regarde pas les femmes avec les mêmes yeux que les hommes!» C'est dire que cette confession sent le fagot… Après l'avoir écoutée, on comprend mieux le combat de Taslima Nasreen.
Taslima Nasreen, Enfance, au féminin, Trad. de Philippe Benoît, Stock, 460 p.