Adam et Eve étaient-ils véganes?
Histoire
AbonnéQuel était le régime alimentaire du premier couple? Quand les humains ont-ils commencé à manger de la viande? Un essai historique retrace l’évolution du débat, de l’exégèse biblique au discours scientifique et moral

Le révérend américain George Malkmus, atteint d’un cancer, a choisi de se soigner avec le «régime de la Genèse», strictement végétalien, qu’il nomme en 2006 «the Hallelujah diet». Au moment de la Création, Dieu aurait enjoint au couple fondateur de s’abstenir de tout aliment d’origine animale, et comme Il sait ce qui est bon, cette injonction vaut aussi pour les descendants. La position du révérend, dont le fils vend très à propos des compléments alimentaires, résonne toutefois fortement avec les débats actuels au sujet de notre rapport aux bêtes et à la planète tout entière. Elle s’inscrit aussi dans une longue discussion qui a agité l’Eglise et ses détracteurs depuis la fin du Moyen Age jusqu’au XVIIIe siècle. C’est en historiens que Guillaume Alonge et Olivier Christin retracent le chemin qui mène de l’exégèse du texte biblique au discours scientifique. Une enquête passionnante qui renvoie à «la nécessité de vivre en harmonie avec le vivant, l’importance de la modération et le refus de l’extractivisme sans fin».
Graines et fruits
Que dit exactement la Genèse du régime alimentaire des hôtes du Paradis? Après avoir créé la lumière, les étoiles, l’eau, la terre, les êtres vivants, Dieu donne vie à Adam et Eve. «Il les bénit et leur dit: «Croissez et multipliez-vous; remplissez la terre, et vous l’assujettissez, et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tous les animaux qui se meuvent sur la terre.» Il ajoute qu’il a donné à tous les habitants du Paradis les plantes et les graines pour les nourrir. Voilà qui semble clair. Pourtant, les exégètes y verront de quoi disputer pendant des siècles. Et d’abord, que signifie cette «domination» sur les animaux? Le droit de les faire travailler? De les tuer pour les sacrifier? De les manger? Les théologiens vont interpréter à l’infini les silences de la Bible.
Les lions et les tigres
Si on considère qu’Adam et Eve ont vécu dans un Paradis réellement existant, on se heurte à toutes sortes de questions: de quoi se nourrissaient les lions et les tigres qui partageaient le jardin avec eux? Et ces végétaux que mange le couple, sont-ils crus ou cuits? De quand date la consommation de viande par l’homme? Après la Chute? Ou plutôt après le Déluge? Et pourquoi à ce moment-là? Et qu’en est-il de l’Arche où les animaux vont par deux? S’ils s’entre-dévorent ou mangent les autres, la survie des espèces est menacée. Et quid de la chair des sacrifices dont la fumée monte vers Dieu?
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Fin de l’innocence
Dans Genèse 9, Dieu précise à Noé: «Nourrissez-vous de tout ce qui a vie et mouvement», et Il ajoute: «J’excepte seulement la chair mêlée avec le sang, dont je vous défends de manger.» Cette autorisation s’expliquerait par le fait que la terre, submergée par les eaux salées, ne donne plus que des plantes et des fruits de moindre qualité et qu’il faut compléter la diète. Mais que s’est-il passé pendant les quelque mille six cents ans qui séparent la Chute du Déluge? N’est-ce pas plutôt «à la corruption de l’homme – et donc à la sortie du Paradis, à la disparition de la communauté harmonieuse avec les animaux et à l’irruption de la mort dans le monde» qu’il convient de relier l’apparition de l’alimentation carnée? Mortels, condamnés à travailler, affaiblis par le péché, Adam et Eve et leur descendance reçoivent cette concession en compensation de l’innocence perdue.
D’autres interprétations font du nouveau rapport à la viande la marque du mal dont il faut se purifier par le jeûne. Et l’autorisation divine n’est pas sans limites: il y a dans la Loi juive des animaux purs ou impurs, des interdits compliqués à respecter.
Nouveau régime
Les premiers chrétiens vont d’ailleurs se démarquer de la Loi de Moïse en abolissant ces distinctions. Ce «quatrième régime» semble issu d’un étonnant rêve de saint Pierre relaté dans les Actes des Apôtres. Il voit descendre du ciel une nappe, «liée par les quatre coins» et renfermant toutes sortes d’animaux sans distinction. Une voix lui dit: «Levez-vous, Pierre; tuez et mangez.» Il proteste qu’il ne veut rien manger d’impur. La voix répond: «N’appelez pas impur ce que Dieu a purifié.» Ce qu’on peut entendre comme une adresse du christianisme à tous les hommes et plus seulement à ceux qui suivent les règles propres au peuple juif: «Evangile et liberté alimentaire vont de pair.»
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Mais il s’agit d’en user «selon les bornes de la sobriété»: au long du Moyen Age, des règles et des normes sont réintroduites, particulièrement la mise en valeur du jeûne comme pénitence et purification. On notera qu’aujourd’hui, cette même pratique est recommandée par des instances diverses, pour des raisons de santé du corps et de l’âme avec en prime le bien de la planète. A l’époque, cette façon d’expier la «gourmandise» d’Adam devient «un instrument de contrôle social et de traque des hérétiques».
Querelle des saucisses
Si la question du régime carné sert à distinguer la loi des chrétiens de la juive, celle du jeûne sera instrumentalisée par les réformateurs. Pour se distinguer de l’Eglise romaine, Zwingli, Luther, Calvin et leurs partisans appellent à se libérer des contraintes du jeûne. A Zurich, le mercredi des Cendres de l’année 1522, en temps de carême, plusieurs personnes liées à l’Eglise se réunissent. Chacune, excepté Zwingli, consomme un morceau de deux saucisses sèches: ce geste démonstratif signale que «la foi l’emporte sur les œuvres» et la liberté du chrétien «sur les lois cérémonielles abolies par le Sauveur».
«Inceste légitime»
Le régime alimentaire est-il déterminant pour le salut? Entre le XVIIe et le XVIIIe siècle, ce sera un thème important dans le débat entre théologie et sciences de la nature. L’Eden devient un «modèle de société égalitaire» dans un monde injuste. Adam et Eve acquièrent une dimension humaine. Déjà au XVe siècle, le peintre Masaccio donne d’eux une vision réaliste, chassés du Paradis, souffrant de leur exil. Le couple devient l’objet de pièces de théâtre, de poèmes, de récits. Sa descendance pose la question de l’inceste, «un inceste légitime», nécessaire à la survie de l’espèce. On plaint ou condamne Adam. Eve devient le symbole de la nature mauvaise de la femme.
Paradis et système digestif
Le progrès des sciences naturelles amène à se poser des questions sur le système digestif des habitants du Paradis et leur aptitude à reconnaître et assimiler les herbes et les plantes. Les découvertes montrent l’exemple, à l’est, de peuples végétariens. Par ailleurs, la reconquête catholique s’efforce d’atténuer la vision d’une Eglise qui méprise les animaux. En 1722, en France, le Traité de la police, qui se mêle du contrôle des viandes, remonte aux sources de la question, depuis l’Antiquité et le début du christianisme. Régime carné ou non? Au XXIe siècle, sauf dans les milieux créationnistes, le débat s’est déplacé de la religion à la science, à la morale, à la santé, à l’écologie, au respect du vivant. Il reste toujours vif.
Essai
Guillaume Alonge et Olivier Christin
Adam et Eve, le Paradis, la viande et les légumes
Anacharsis, 190 p.