Adèle Van Reeth: «La tristesse peut nous ramener à la vie»
Récit
AbonnéAdèle Van Reeth revient sur le décès de son père dans un livre bouleversant, questionnant, en tant que femme et philosophe, notre chagrin face à la disparition d’un être cher

Il est 11h, à la brasserie Les Ondes, à Paris, face à Radio France. Adèle Van Reeth porte une veste en jeans, légère pour la saison. Ici, tout le monde ou presque la connaît. Elle ne vous quitte pas des yeux. Concentrée, à l’écoute, elle crée une qualité particulière dans l’échange. C’est une femme de radio attentive à chaque mot. Durant douze ans, elle a produit et animé sur France Culture Les Chemins de la philosophie, l’une des émissions les plus podcastées (plus de 5 millions de téléchargements par mois). Elle y a reçu des intellectuels de haut vol pour aborder le monde de manière pointue et pop, parvenant chaque jour à lier pensée exigeante et large public.
Nommée depuis bientôt un an à la tête de France Inter, première radio du pays, elle poursuit en parallèle son activité d’écrivaine. Après La Vie ordinaire, en 2020, elle publie Inconsolable, toujours chez Gallimard. Ni un récit, ni un témoignage, ni un essai: un texte inclassable qu’elle viendra présenter au Salon du livre de Genève le dimanche 26 mars.
Regarder la mort en face
Sa narratrice lui ressemble en tout point. Elle raconte ce qu’elle a vécu durant la longue maladie puis le décès de son père, survenu en pleine pandémie de covid. Cette tristesse qu’elle refusait de quitter, comme si ne plus être triste revenait à perdre un peu plus son père. A rebours des injonctions à «faire son deuil» et à passer à autre chose, elle a préféré tenter de regarder la mort en face. Une mort sans transcendance, dans sa nudité. De cet inconsolable revendiqué, elle a fait un livre. Il décrit de l’intérieur ce que lui a fait la perte d’un parent, dans la chair. Bouleversant, il invite à «jouir de l’existence en connaissance de cause», grâce à une tristesse devenue féconde.
Le Temps: Vous racontez l’enterrement de votre père dans une scène à la fois émouvante et presque cocasse. La famille est réunie pour disperser les cendres mais personne n’arrive à ouvrir l’urne… Pourquoi cette attention fine au moindre détail, même prosaïque, au cœur même du chagrin?
Adèle Van Reeth: J’aime réfléchir à des choses essentielles de l’existence à travers le prisme de l’ordinaire. Dans ce texte, il y a des descriptions du corps, des détails qui peuvent paraître insignifiants. Ce qui m’a semblé intéressant, c’est de confronter la mort, l’innommable, l’impensable, à ce qu’on associe généralement au trivial. C’est ce que je faisais dans mon précédent livre, La Vie ordinaire. Je conçois la philosophie comme une exploration du réel, de l’incarné.
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Vous créez une narratrice qui vous ressemble. Pourquoi adopter cette distance pour parler du deuil?
J’avais besoin de cette distance. Je ne distingue pas la pensée de la narration. Et pour créer une narration, il me fallait une narratrice. D’un autre côté, écrire en «je» permet de subjectiver ce qui est dit, de ne pas avoir le ton prétendument objectif qui énoncerait des vérités générales. J’aime mettre du «je» dans la philosophie, réintroduire une subjectivité. C’est ma manière d’être subversive.
On évite souvent de penser à la mort. Faudrait-il au contraire la regarder en face?
Ma narratrice ne peut pas faire autrement que de regarder la mort en face, elle refuse toute tentative d’esquive ou de consolation qui la divertirait. Mais elle ne dit pas aux autres qu’ils doivent faire de même! Cela me permet de poser la question que je tiens de la fréquentation de textes philosophiques, au cours des vingt dernières années de ma vie, à mon sens la question philosophique par excellence: quelle dose de lucidité pouvons-nous encaisser?
La philosophie n’aide pas à mieux vivre, mais à regarder la mort en face?
L’idée n’est pas de se compliquer l’existence par principe, mais de la rendre intéressante. C’est cela qui m’a sauvée. Trouver intéressante l’expérience la plus douloureuse de son existence est une ressource extraordinaire, qui permet de mettre à distance ce que l’on subit et d’en faire un livre.
La tristesse est-elle féconde?
On la rejette parce qu’on pense qu’elle nous conduit vers la mort. J’ai découvert l’inverse. Si l’on suit le chemin de la tristesse, au contraire, cela nous ramène vers la vie. Celui qui est triste est toujours vivant. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu sonder cette tristesse, ne pas la cacher, ne pas la taire, essayer de la nommer, alors qu’elle est insaisissable. J’ai décrit ses effets sur le corps, sur ma relation avec les autres.
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Pour la narratrice, écrire, c’est trahir. Ecrire sur la mort du père, c’était le trahir?
Durant la fin de sa vie, longtemps je me suis tue. Je ne voulais pas trahir. Je ne savais qui, ni quoi… Il a fallu que je m’y autorise. Celui qui écrit rompt un pacte silencieux qu’il a avec les siens, qui stipule que pour tenir bon, ensemble, on ne doit pas tout dire. Il met des mots sur des choses que d’habitude on ne nomme pas. Sans cela, l’écriture n’aurait pas de sens. C’est un acte subversif parce qu’il consiste à se retirer, temporairement, de la vie familiale et sociale. C’est incompatible avec les tâches quotidiennes, avec le travail, avec le divertissement… Pourquoi cette personne écrit-elle au lieu d’aller militer ou d’étendre le linge? C’est une forme de trahison.
C’est toujours une déception aussi, un texte n’est jamais fidèle à ce qu’on voulait dire, ou à ce que le lecteur attend. A tous les points de vue, l’écriture est problématique. Il faut qu’elle le reste, c’est cela qui fait sa fonction.
Autre passage savoureux, l’entourage de la narratrice tente de la sortir de sa tristesse de force en lui faisant adopter un chaton…
Le meilleur court-circuitage, c’est le chat! C’est pour cela qu’il est rejeté par la narratrice, parce qu’il vient en permanence, littéralement, la mordre… Il empêche la complaisance, il la ramène à la vie.
Le décès de son père lui donne une raison d’exprimer une tristesse plus ancienne, et paradoxalement lui fait du bien. Plus jeune, elle «s’inventait» des morts pour soulager sa peine…
Inconsolable, on l’est de naissance. Nous naissons avec cette perte, le sentiment d’une brisure, d’un manque. Nous cherchons une consolation ultime, que nous n’aurons pas. Elle peut nous conduire vers la religion, les superstitions, vers d’autres choses… Quels que soient les bras qui viennent nous consoler, ce ne sont jamais les bons, ce qui montre bien que cette tristesse n’a pas de cause objective. Au moment où le chagrin pour la mort du père surgit, il y a presque un soulagement d’enfin connaître la cause de la tristesse. Je crois qu’il y a comme un repos. La narratrice sait pourquoi elle est triste. C’est pour cela qu’elle dit qu’elle se sent bien grâce à la tristesse.
Comme vous, elle vit deux expériences très profondes, presque simultanément: perdre un parent et devenir mère. La naissance répond-elle indirectement à la mort?
Il faut dire adieu au père et accueillir le fils. Au milieu, il y a un corps qui fait ce qu’il peut… Même si, comme le dit la narratrice, il y a une volonté de ne pas faire de l’enfant un lieu de consolation. Contrairement à ce que beaucoup de gens veulent croire à ce moment-là, l’enfant n’est pas la réincarnation du père. Il n’y a pas de continuité. La narratrice a très peur du mélange, elle le dit à son bébé: c’est mon père qui est mort, pas le tien. Ce deuil, c’est mon affaire.
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Vous dirigez depuis bientôt un an la première chaîne de radio française. Vous ne venez pas d’une école de management, mais de la philosophie. Comment concilier ces deux visions du monde?
On s’imagine parfois qu’on va trouver une leçon de sagesse dans la philosophie, ce n’est pas du tout cela. Je ne suis pas du genre à me demander: Qu’aurait dit Kant face à ce problème? (sourire). Mais la philosophie m’a appris à interroger les réalités derrière les mots. J’ai un intérêt réel pour le management, que je trouve souvent passionnant. Ce qui m’intéresse, c’est la transformation. Avoir pour métier, pour fonction, de transformer une chaîne, tout en étant moi-même transformée par ce nouveau métier, je ne pouvais rêver mieux.
Pourquoi la radio vous passionne-t-elle?
D’un côté comme de l’autre du poste, on est à la fois seul et au milieu de tout le monde. Au moment où on allume la radio, on entre dans un espace collectif. Un tel espace, qui unit le collectif et l’intime, il n’y en a pas beaucoup. La littérature en est un.
Récit. Adèle Van Reeth, «Inconsolable», Gallimard, 197 p.
L’autrice sera en dédicace dimanche au Salon du livre et rencontrera le public sur la scène du Forum à 15h.