C’est un roman envahi par le soleil et les points d’exclamation. Le soleil incandescent de Macédoine et d’Istanbul, et les points d’exclamation révoltés du narrateur, qu’on imagine dans les 25 ans, plein de fureur! Et plein de désir aussi! Un roman voyagé, en route, entre Suisse et Balkans, crâne et fulgurant, qu’on lâche essoufflé, ivre de tant de jeunesse arrogante, de paradis artificiels et de somptueuses inventions verbales.

Une reine pour deux rois

Trois amis vont au mariage d’un quatrième. A la noce, ils rencontrent Gaïa, qui a la nuque très fine. Un seul homme, c’est trop peu pour une femme unique. Ils seront deux donc à s’occuper d’elle, le narrateur dont on comprend qu’il ne veut plus entendre parler d’amour, «que périssent dans leurs déjections suaves les éberlués et les étourdis de Vénus!» Et son ami Georges, aux allures de banquier dépressif avec sa cravate desserrée, son partenaire aux échecs à Istanbul où le trio s’enfuit en douce. Une reine pour deux rois. Chacun aura la belle un soir sur deux. Epidermes qui se frottent, fluides envahissants, épiphanies, mais aussi l’ennui, l’envie, la jalousie. Le narrateur se perd dans les ruelles stambouliotes, il fume, il boit, il se bat, il va mourir, il renaît. Jusqu’au méandre final, noir comme la mer de Marmara.

Ripailles dantesques

Une folle énergie se dégage de cette «sorte de Jules et Jimbalkanique et déroutante», comme écrit en couverture l’éditeur de ce premier roman. Il faut lire ces pages solaires sur la noce effrénée, avec cognac à 8h00 du matin, danses sauvages et ripailles dantesques – «ça sentait le cheval mort, le sang cuit et les poils arrachés […] Ça grognait, les gueules tellement pleines que l’air passait par le nez et sifflait comme les remorques des camions» […] Les odeurs, le bruit, les sensations, Adrien Gygax donne tout à voir dans son écriture urgente et fiévreuse.

«Mort à l’amour avant qu’il nous tue à son tour!»

Le spectacle est aussi celui du cerveau du narrateur, surchauffé, dont on épouse les voluptés, les colères, les dégoûts. «Je sentais peser sur ma figure une toile d’araignée asséchant ma peau. Des scènes vulgaires et humiliantes oubliées depuis longtemps sont remontées de mon estomac bileux jusqu’à mes méninges torturées. Les effets diaboliques de l’opium ont ramassé toutes mes passions et tous mes rêves pour les jeter aux loups.»

Déesse primordiale

En colère contre le monde et surtout contre lui-même, perdu dans des ruelles moites à boire, fumer et le reste, dans une Corne d’or étouffante et impassible, le narrateur souhaite le malheur des autres, l’amour qui s’affaisse, les naufrages rutilants. Forcément, l’amoureux heureux et naïf de la noce s’appelait Valentin. Forcément, la femme qui doit lui rendre le goût d’aimer est une déesse primordiale, une terre où s’enfoncer pour oublier et renaître. Et forcément, la belle histoire à trois s’obscurcit, disparaît, dans un rebondissement inattendu qui décoiffe. «La tristesse a soufflé mon estomac et arrosé tous mes muscles d’une bile noire crasseuse et collante.»

On referme le livre encore haletant. Quel style, quelle modernité, quelle histoire! Un roman de génération, quand on a encore tous les culots de la jeunesse pour tenir, le torse bombé et le regard clair, des propos définitifs et sentencieux sur l’amour, les amis, la vie. Le Lausannois Adrien Gygax s’en amuse et excelle à partager les affres des jeunes hommes. «Mort à l’amour avant qu’il nous tue à son tour!» On n’est pas raisonnable quand on a 25 ans. Le roman d’Adrien Gygax est excessif, jouissif, jubilatoire. Une révélation.


Adrien Gygax, «Aux noces de nos petites vertus», Le Cherche midi, 160 p.