Baricco, côté pile, est l’archétype de l’écrivain talentueux. Prose ciselée. Mine étonnée. Regard tendre de l’amoureux des lettres. Mais cette armure littéraire cache une faille dans laquelle The Game s’engouffre avec délice. Alessandro l’esthète fut aussi, jadis, un addict aux jeux vidéo. A Turin, sa ville d’origine, les heures passées devant les consoles made in Japan à manier le joystick ont laissé des traces indélébiles. Sa passion ludique avait pour nom Space Invaders. Un jeu «où il n’y a presque plus rien de physique au sens strict du terme, où la balle n’est pas réelle et les sons pas davantage […]. Tout est immatériel, graphique, indirect.»
Guide de voyage
Vous y êtes. La planète numérique est là, tel un océan de données à votre portée qui ne doit pas vous effrayer. Même pas besoin de mode d’emploi: «C’est la civilisation du test immédiat, explique-t-il. L’impression de totale liberté. On ne peut pas juger l’ère numérique sans oublier les désastres qui ont précédé.»
Les pages du livre défilent. Alessandro Baricco a conçu son ouvrage comme un guide de voyage. The Game est truffé de cartes, pour vous indiquer la voie. Vous pensiez que la révolution informatique et celle du big data marquent l’absolue victoire du rationnel sur le rêve? Tragique erreur. Amazon a la puissance du LSD. Facebook est une drogue dure. Avec pour maître-mot un verbe: s’affranchir. «On ne peut guère comprendre la révolution numérique si l’on oublie que les grands-parents de ceux qui l’ont menée avaient livré une guerre dans laquelle des millions d’hommes étaient morts pour défendre l’intangibilité d’une frontière», écrit l’auteur.
Le romancier sait que beaucoup de ses lecteurs aimeraient le voir du côté des Cassandre, blotti sur les bancs des musées en train de méditer sur la perte de sens de cette humanité dématérialisée. Sauf que lui trouve tout cela revigorant, stimulant: «Ce qui me caractérise, c’est mon absence de pessimiste obsessif», vous explique-t-il, dans un français juste épicé par une pointe d’accent. On croyait Baricco «vintage», tel un grand cru. On le découvre «design», mû par une insatiable curiosité.
Révolution mentale
Le problème est qu’avec ce genre de personnage et d’écrivain, tout peut arriver. Et c’est ainsi que Baricco procède. Il vous laisse arpenter le voyage de The Game pour peu à peu vous convaincre de ce que vous ne vouliez pas voir. La révolution n’est pas technologique. Elle est mentale. C’est à force de paresse et de goût pour le «fun» que l’humanité, sous toutes les latitudes, se laisse dévorer par les GAFA. Motif? «L’expérience telle qu’on la concevait au XXe siècle était un épanouissement, une plénitude, une rondeur, un système accompli. Au contraire, la post-expérience de l’époque digitale est un fractionnement, une exploration, une perte de contrôle, une dispersion […] comme les séries télévisées, ces créatures de l’ère numérique, elle n’a pas de fin.»
The Game est la version futuriste du Nom de la rose d’Umberto Eco. Sauf qu’il n’y a pas de moine copiste au XXIe siècle. Chacun détient ses secrets et les partage en ligne. Cette époque nous angoisse parce qu’elle nous ressemble.
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On aimerait entendre Alessandro Baricco s’emporter, enrager, pester contre ce monde qui nous inonde d’e-mails, de tweets, de posts sur Facebook ou, dans notre vraie boîte aux lettres, de colis achetés sur des places de marché électroniques. Nous discutons ensemble, au sortir de l’excellente émission 28 minutes d’Arte, à quelques jours de l’ouverture au Louvre de l’exposition Léonard de Vinci. On l’aimerait armé de solides préjugés, défenseur de l’encre et du papier, de l’écriture en plus de 35 signes. Sourires. Dans son précédent livre Les Barbares. Essai sur la mutation, l’écrivain racontait en mémorialiste la bataille du pouvoir numérique. The Game dit l’autre face de cette révolution qui nous échappe: son versant somatique.
Le numérique est ses avatars vous séduisent parce qu’ils flattent votre ego. Quoi de mieux qu’une époque où tout «peut se réduire à un instinct, à un geste d’impatience, à un vaffanculo». Facile. Jusqu’à se retrouver au bord d’un précipice social: «Si pendant des années vous cultivez l’individualisme de masse, vous êtes à deux doigts de produire un effet indésirable: l’égoïsme de masse.»
Terriblement lucide
Nous avions cru, lecteur bercé par les jolies formules, qu’Alessandro Baricco nous avait échappé, qu’il avait basculé dans un monde rêvé. Erreur. L’homme est là, devant nous à Paris, gilet bleu sur chemise blanche, souriant, décontracté… et terriblement lucide. N’avons-nous pas creusé notre tombe en laissant commettre, en Irak au début des années 2000, des tueries pour une fake news sur le soi-disant arsenal chimique de Saddam Hussein? «On juge le monde nouveau en oubliant qu’il s’est construit sur nos erreurs, pour échapper à nos vices, pour se construire une alternative.»
Cet Italien baroque a la rigueur d’un économiste anglo-saxon. Il fait les comptes. Il compte les points. Commerce, Toile, dématérialisation, commerce… «Le Game n’est pas si simple ni si puéril. Il n’y a pas, d’un côté, les gens intelligents qui respectent les faits et, de l’autre, les méchants qui raisonnent avec leurs tripes.» Avec cette interrogation: comment construire, demain, ce «Game adapté aux humains. Pas seulement produit par des humains. Adapté à eux»?