Livres
L’explorateur prussien a réfuté l’idée du primat de l’homme sur la Nature, dominant à son époque. De grands savants l'ont suivi, comme Darwin. Et aujourd’hui, plus que jamais, les scientifiques se fondent sur ce grand précurseur

Imaginons la scène. Quatre hommes exténués à plus de 5000 mètres d’altitude, les chaussures fendues par la roche déchiquetée, la barbe gelée et le nez en sang, portant sur leur dos de lourds instruments de mesure, dont un «cyanomètre» pour mesurer l’intensité du bleu du ciel. Et arrivés tout en haut de la montagne, cette révélation magique: la terre est un grand organisme vivant dont les éléments sont reliés les uns aux autres. Nous sommes en 1802, Alexander von Humboldt a non seulement été le premier homme à escalader le Chimborazo dans les Andes, mais il en redescend avec une vision qui va changer radicalement la vision commune de la nature et de la place de l’homme dans le monde.
Alexander qui? De son vivant, il était «l’homme le plus connu après Napoléon», tant ses aventures et ses livres ont marqué ses contemporains. La science a donné son nom à des plantes, à un manchot et à un calmar féroce, ainsi qu’une zone lunaire. L’Etat du Nevada, en son temps, a failli s’appeler Humboldt. Mais ce savant touche-à-tout, mort d’ailleurs dans la pauvreté, a disparu de la mémoire collective au cours du XXe siècle.
L’attrait des tropiques
Rien ne prédestinait cet aristocrate berlinois à devenir l’un des tout premiers scientifiques et explorateurs de la modernité. Né en 1769 d’une mère peu aimante et d’un père tôt disparu, élevé avec son frère Wilhelm dans l’esprit des Lumières, Alexander était supposé gravir les marches de l’administration prussienne plutôt que les volcans andins. Le décès de sa mère, assorti d’un solide héritage, lui permet de partir à la conquête de ses rêves.
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S’il avait vécu au temps du low cost, Humboldt aurait visité chaque recoin de la planète. Mais dans l’Europe des années 1790, les possibilités d’évasion sont limitées. Par chance, l’Espagne lui offre un sauf-conduit dans ses colonies d’Amérique du Sud. Alexander va voyager cinq ans à travers le Venezuela, Cuba et le Mexique, s’émerveillant de la végétation et du monde animal, ramenant des caisses entières de plantes en Europe.
Découvrant la luxuriance d’un paysage en voie (déjà!) de destruction par la surexploitation forestière, le jeune scientifique saisit le lien entre l’abattage d’arbres et l’assèchement du lac Valencia. Curieux de tout, Humboldt échafaude ses théories, et ramènera un très innovant Tableau physique des Andes et pays voisins. Et pour que l’aventure soit complète, il s’embarque sur un canot pour remonter le fleuve Orénoque dans les profondeurs amazoniennes, un voyage aussi fou que celui d’Aguirre…
Alexander von Humboldt aurait donc pu bourlinguer sa vie entière, mais c’est de cet unique voyage qu’il a tiré ses constats. Tandis que le XVIIIe siècle comprenait la nature comme une sorte d’horloge réglée au profit exclusif de l’homme, la planète bleue de Humboldt est «une entité naturelle mue et animée par une même impulsion». Cette idée d’organisme vivant précède de plus d’un siècle et demi les idées de James Lovelock, l’inventeur de la théorie de Gaïa.
Une inspiration pour les poètes
Dans ce schéma révolutionnaire pour l’époque, l’homme n’est plus le «maître et possesseur des lieux» selon la formule de Descartes, mais une fraction du vivant qui a des comptes à rendre sur les dégâts qu’il cause à son environnement. Humboldt met aussi à l’honneur la nature sauvage, qui n’échappera pas aux poètes du romantisme. Wordsworth le poète marcheur puise, parmi bien d’autres, aux sources humboldtiennes, tout comme Coleridge ou Thoreau.
Egocentrique comme tout savant qui se respecte, mais non pas reclus, Humboldt rencontre et correspond avec nombre d’esprits de son temps: Thomas Jefferson, Simon Bolivar, Madame de Staël, Chateaubriand et Claire de Duras (les Français étant un peu oubliés par la biographe), et bien sûr Charles Darwin, qui soignait son mal de mer en lisant du Humboldt à bord du Beagle.
Anticolonialiste et abolitionniste
Alexander von Humboldt est également un citoyen du monde qui n’a cure des passions nationales. Chambellan du roi de Prusse par nécessité, il ne voit pas pourquoi on lui reproche de vivre à Paris, alors que les deux pays sont en guerre. Anticolonialiste et farouchement abolitionniste, il ne verse en aucun cas dans les théories raciales à la mode. Avec l’âge, ses convictions et sa fougue restent intactes: «J’ai eu la folle idée de décrire le monde physique tout entier dans un seul et même ouvrage», écrit-il à l’âge de 65 ans, tandis qu’il démarre une série d’ouvrages intitulée Cosmos (initialement Gaïa!). Et le voilà qui repart en expédition dans la steppe russe, visitant des mines, arpentant les monts de l’Altaï, saluant des Kalmouks, sans oublier de mesurer la couleur du ciel.
Décidément, à la lecture d’une vie si éblouissante, on comprend mal la mise au ban de ce Prussien hors norme. L’antigermanisme consécutif aux deux guerres mondiales? On n’a pas oublié Bach ou Mozart pour autant! Andrea Wulf avance une jolie explication, qui résume un apport aussi crucial qu’évident: «On pourrait presque dire que sa conception de la nature nous a été transmise par osmose. Comme si ses idées étaient devenues si courantes qu’il avait disparu derrière leur évidence.»
Histoire des sciences
Andrea Wulf
L’Invention de la nature. Les aventures d’Alexander von Humboldt
Traduit de l’anglais par Florence Hertz
Les Editions Noir sur Blanc, 636 p.