Aller ou ne pas aller en Algérie? Naïma, jeune femme, née d’un père venu de Kabylie et d’une mère française retourne la question dans tous les sens. Quelle est sa part à elle, dans ce pays qu’elle ne connaît pas mais qui colle à son histoire?

Depuis 1962, date de l’indépendance et de l’arrivée de ses grands-parents en France, personne dans la famille n’y est retourné. Qu’y a-t-il vraiment derrière ce mot de «harki» qui tourne autour d’Ali, son grand-père? Naïma n’a que des questions et un père, Hamid, qui ne parle pas. Ses oncles et ses tantes, enfermés dans leurs fureurs à eux, ne l’éclairent pas non plus; sa grand-mère analphabète, si elle en diffuse les douceurs et le parlé, ne raconte guère le pays.

Or la galerie d’art parisienne pour laquelle Naïma travaille lui propose justement de partir pour l’Algérie. Alice Zeniter, dont les grands-parents sont venus d’Algérie en France, va dévider l’écheveau de Naïma, son héroïne. Cette jeune romancière de 31 ans, auteure de Sombre dimanche (Prix Inter 2014) s’est posé les mêmes questions que son héroïne: «Il y a des bribes d’histoire familiale, dit-elle au sujet de son roman, mais j’ai grandi en ne sachant pas grand-chose du parcours de ma famille.»

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En lice

Trier, inventer, imaginer des réponses possibles et plurielles aux questions de son personnage et aux siennes, tel est le projet de L’Art de perdre, roman familial qui court sur trois générations, se déploie entre les deux rives de la Méditerranée et plonge dans la complexité des migrations. L’Art de perdre – qui figure sur les listes du Femina du Renaudot, de l'Académie française et du Goncourt, déjà couronné par Le Mondepar les Libraires de Nancy et par le Prix Landerneau des lecteurs – raconte, avec finesse et empathie, du point de vue de personnages attachants et très vivants, tout un pan de l’histoire de l’Algérie et de l’histoire de la France.

Au quotidien, pas à pas, avec un souffle de roman-feuilleton qui emporte son lecteur, Alice Zeniter creuse le destin de ses personnages. Au centre trône Ali, puis Yema et les gens de leur village en Kabylie, Hamid et ses frères et sœurs. Il y a encore Claude et Annie, les pieds-noirs, puis viennent, en France, Clarisse, Sol, Christophe et Lalla. Autant de personnages singuliers mais universels dans leur humanité. Alice Zeniter, chantant et réinventant leur destin, en fait les héros à la fois grands et dérisoires d’une épopée immémoriale, celle des migrations.

«Personne ne t’a transmis l’Algérie. Qu’est-ce que tu croyais? Qu’un pays, ça passe dans le sang? Que tu avais la langue kabyle enfouie quelque part dans tes chromosomes et qu’elle se réveillerait quand tu toucherais le sol?»

La quête commence, comme beaucoup d’aventures contemporaines, par Google. Naïma interroge la pythie électronique sur l’Algérie. Wikipédia répond: «Sa superficie est de 2 381 741 kilomètres carrés.» «Dans ce que fait Naïma, il y a un côté making of du livre, dit Alice Zeniter. Montrant les recherches de Naïma, je montre les miennes aussi. Comment j’ai commencé à me renseigner sur un pays par Wikipédia, par des vidéos sur YouTube et puis dans des livres de plus en plus spécialisés.»

Parmi les déclencheurs de l’écriture de L’Art de perdre, Alice Zeniter cite La Forteresse du cinéaste lausannois, Fernand Melgar: «J’y ai vu un parallèle très fort avec l’arrivée des harkis dans les camps de transit en France. Le film s’appuie sur petites données sensibles. En filmant la neige, les sapins, les hommes qui fument leur cigarette en jogging dans la cour, le cinéaste montre que quelque chose se joue dans ce paysage qui doit avoir quelque chose de terrifiant, majestueux et glacé aux yeux des arrivants…»

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Energie

Tandis que Naïma apprend peu à peu à déchiffrer le pays de ses grands-parents, le lecteur, lui, chemine avec chaque personnage. Il traverse l’histoire, vit les jours et les nuits de bonheur, de colère, de violence, de fureur, de détresse et d’amour. Il suit Ali, encore jeune, sur les chemins de montagne, parmi les oliviers, en quête d’une femme qui lui donnera un fils, puis en patriarche inquiet des troubles qui s’annoncent en ce début des années 1950. Les enfants du village jouent, rêvent, courent dans tous les sens. Et plus, tard, d’autres enfants, à peine arrivés en France, joueront de la même façon, avec le même entrain, la même énergie folle dans la boue des camps de transit où s’entassent les harkis.

Autour des enfants, chaque génération de parents tente de préserver ou de se réinventer une vie. On compose, on se bat, on se tait, souvent. Merveilleuse énergie des familles, douleurs d’une intégration terriblement dure. D’autant que pour les harkis, vus comme des traîtres par l’Algérie indépendante, il n’y a pas de retour.

«Cette famille se fait écarter de l’histoire, dit Alice Zeniter. A la fois par l’Algérie qui veut penser que tout le peuple a été unanimement héroïque, et par la France qui ne veut pas avouer qu’elle a abandonné ses hommes, les harkis. J’aimais cette impression qu’en m’avançant dans les silences, je m’avançais dans des territoires délaissés par l’histoire officielle.»

Lapin rouge

L’histoire d’Ali et de sa famille est une histoire de migration. Histoire d’hier mais qui se répète sans cesse aujourd’hui: «J’ai aussi voulu montrer qu’on ne pouvait pas faire comme si ces gens se matérialisaient au moment où ils posent le pied sur nos territoires. Dès qu’on prend en compte leur vie d’avant, on comprend qu’en vivant ici, ils ne font les choses ni bien ni mal, ils suivent les codes du pays d'où ils viennent.»

Si Alice Zeniter raconte de l’intérieur le parcours de migrants, elle choisit d’en faire une épopée, elle se souvient de L’Enéide, d’Enée portant son père Anchise, débarquant en Italie. «Cela permet, dit-elle, d’éviter la victimisation des personnages. Avoir de la compassion, de l’empathie, pour de pauvres gens ne leur donne pas leur pleine dimension humaine. C’est comme s’ils n’étaient qu’en deux dimensions. Alors que, si on trouve le moyen de les chanter comme des héros, de parler du courage qu’il faut pour partir, qu’il faut pour réinventer sa vie dans un pays nouveau. En parlant de grandes et de petites choses – comme le petit Kader qui, au camp de transit, se déguise en lapin rouge – on réveille leur humanité.»

Et Alice Zeniter renforce encore l’empathie du lecteur en installant, avec lui, une étonnante complicité. Plus la lecture avance, plus le lecteur connaît les personnages et leur destin, tandis que les héros, eux, continuent d’avancer à tâtons dans le noir, inventant leur vie au fur et à mesure: «C’est ludique. C’est un peu comme Guignol qui ne voit pas le voleur qui arrive derrière lui, qui n’entend pas les enfants qui crient pour l’avertir, dit Alice Zeniter. Je voulais jouer avec ça. Montrer que je ne prétendais pas à la vérité, que je n’étais pas en train de raconter l’histoire de ma famille, que ce récit est une fantasmagorie.»


Alice Zeniter
L’Art de perdre
Flammarion
512 p. ****