Allemagne, 1944-1945: autopsie d’une apocalypse
histoire
Biographe de Hitler et spécialiste du nazisme, Ian Kershaw se penche sur les derniers mois du IIIe Reich avec cette question lancinante: pourquoi personne n’a arrêté le massacre?
Entre l’attentat manqué contre Hitler du 20 juillet 1944 et la capitulation du 8 mai 1945, près d’un million de civils allemands ont perdu la vie, victimes de l’invasion soviétique et de bombardements alliés désormais déversés sur des villes pratiquement dépourvues de DCA, de même que 2,6 millions de soldats lancés dans des opérations pour la plupart désespérées, autant que dans les trois premières années de la guerre. Cela, bien sûr, sans compter les tombés alliés et les victimes du système concentrationnaire nazi qui, si l’on excepte les juifs, Roms et Sintis destinés d’emblée à l’extermination, ont connu leur plus grande mortalité au moment de cette descente aux enfers.
Comment cela a-t-il été possible? Cette question, qui hante toute l’historiographie du IIIe Reich, devient particulièrement aiguë au moment où les bénéfices pour les Allemands de l’expansionnisme nazi se transforment en facture exorbitante, tandis que les structures étatiques se délitent dans la désorganisation croissante d’une défaite annoncée.
Malgré les milliers de pages consacrées à la folie nationale-socialiste, ce point précis, estime Ian Kershaw, n’a pas vraiment été traité. L’historien britannique s’y est donc attaché dans un livre glaçant et passionnant dont la lecture rappelle de façon implacable que le pire est toujours possible.
Les éléments du puzzle sont à vrai dire connus et c’est plutôt dans la façon de les agencer que se situe la marge d’interprétation. Ian Kershaw relativise ainsi la portée de l’exigence d’une reddition sans condition lancée par les Alliés en janvier 1943, pour se concentrer sur les relations entre le régime, la population et les cadres de la Wehrmacht.
L’échec de l’attentat redonne un lustre momentané à la figure déjà bien ternie de Hitler, vers qui affluent les félicitations. Parallèlement à la répression sans pitié qui s’abat sur les conjurés et leurs proches, le régime resserre sa mainmise sur la société et sur l’armée.
Grand gagnant de l’épisode, Goebbels, devenu maître de la guerre totale, multiplie les mobilisations sans grand effet sur l’effort de guerre – comme l’embrigadement des adolescents et des vieillards dans le Volksturm – mais qui permettent de mieux surveiller la population. Cette surveillance passe aussi par les Gauleiter, dont Martin Bormann , autre fidèle récompensé au lendemain du 20 juillet, renforce le pouvoir.
Quadrillée comme jamais, la population civile va vivre l’anéantissement de l’Allemagne dans une sorte de stupeur impuissante, mâtinée d’un sentiment parfois explicite de culpabilité. A l’Ouest du pays, où la relativement bonne tenue des armées d’occupation dément la propagande déjà bien discréditée du régime et favorise de fortes tentations de reddition, le risque de payer l’expression de ses sentiments de sa vie bloque presque toute initiative. Quant au front de l’Est, qui entre en Allemagne à l’automne 1944, les pillages, les viols et les assassinats de civils commis par une Armée rouge acharnée à venger plus de deux ans d’exactions sans précédent y préviennent toute velléité de pactiser. Les soldats se battent dans des conditions toujours plus effroyables dans l’espoir de protéger leurs familles et les civils, lorsqu’on ne les en empêche pas, s’efforcent de fuir vers l’ouest.
Le groupe de fidèles qui est désormais presque seul à gouverner l’Allemagne comprend encore le patron de la SS et de la police, Himmler, désormais en position d’importer au sein de la Wehrmacht une terreur qui se déploiera sans frein contre les défaitistes, les contestataires et les déserteurs du rang, et Albert Speer, ministre de l’Armement en semi-disgrâce, qui n’en cessera pas moins de multiplier les efforts, souvent couronnés de succès, pour maintenir la capacité militaire du pays – et donc celle du régime de tenir jusqu’au bout.
Eclaté entre des fiefs personnels en concurrence constante, le pouvoir ne comprend aucun espace où pourrait se construire une opposition. Même affaibli, malade, désormais pratiquement invisible et dépouillé de l’essentiel de son aura populaire, Hitler reste l’arbitre absolu.
Cette autorité charismatique sans charisme, comme le décrit Ian Kershaw, explique en partie la docilité avec laquelle les responsables de la Wehrmacht exécutent des ordres dont ils mesurent souvent l’imbécillité meurtrière. Mais il y a plus: sans adhérer tous, tant s’en faut, à la totalité de l’idéologie et encore moins aux fautes de goût innombrables des nazis, les officiers allemands n’ont pas une vision si différente du destin national, de l’autorité et des hiérarchies raciales. L’attentat du 20 juillet a été suivi d’une reprise en main idéologique à laquelle ils se sont pliés. La fidélité à la Nation s’assimile assez facilement dans leur tête à l’obéissance au führer, auquel ils ont prêté serment.
Or Hitler entend bien entraîner l’Allemagne dans sa chute. Pour lui, un peuple allemand vaincu ne mérite pas de vivre. Et il n’est pas le seul à avoir brûlé ses vaisseaux. Tout son entourage immédiat est dans la même situation, et à tous les niveaux du parti, des séides aux mains tachées de sang règlent leurs derniers comptes avant de s’enfoncer dans l’enfer avec le régime.
Dans la population, certains veulent encore y croire, s’accrochant à la promesse d’armes miracle ou à l’espoir de voir se rompre avant la capitulation l’alliance contre nature entre Londres et Washington d’un côté et Moscou de l’autre. Mais la plupart se contentent de subir en attendant la fin avec une haine croissante envers un régime dont ils oublieront facilement, après la défaite, la fascination qu’il avait exercée sur eux dans ses années de succès pour n’en retenir que la victimisation à laquelle il les a soumis à la fin.
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Journal de Heinrich V., sous-officier allemand
10 avril 1945
«Nous sommes coupables, nous l’avons bien mérité, tel estle cruel constat auquel beaucoup parviennent sans difficulté»