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Qui est Amory Clay? La réponse de William Boyd

Après James Bond, l’écrivain britannique s’attache à une femme aux vies multiples, qui traverse le XXe siècle et ses tumultes

Couverture du roman de Willianm Boyd — © Seuil
Couverture du roman de Willianm Boyd — © Seuil

Le mystère de la chambre noire. Des noms qui évoquent à eux seuls toute une mythologie, Kodak, Leica, Nikon, Canon, et tant d’autres. Le temps qui interrompt sa marche inexorable, grâce à un simple clic. L’instant qui devient une éternité, par la vertu d’une lanterne ô combien magique. La photographie a toujours fasciné William Boyd et il lui rend des hommages appuyés dans presque tous ses livres mais, cette fois, elle est au cœur de son nouveau roman. Où il met en scène la photographe britannique Amory Clay (1908-1983) en relatant ses «vies multiples», qu’il s’agisse de sa famille, de son intimité la plus secrète, de ses amours ou, bien sûr, de sa carrière professionnelle.

A la première personne

C’est elle qui parle, à la première personne, dans un récit où Boyd a glissé beaucoup de ses photos, autant de jalons tout au long d’une existence peu commune. Une existence qui commence mal, à cause d’un père foutraque: il ne voulait pas d’une fille et, le lendemain de sa naissance – le 7 mars 1908 –, il la fit passer pour un garçon dans le faire-part du Times. Quelques années plus tard, rentré détraqué de la Première Guerre mondiale, ce même père tentera de supprimer la jeune Amory en précipitant la voiture familiale dans un lac. C’est peut-être pour cette raison qu’elle allait devenir photographe: elle savait que la vie ne tient qu’à un fil mais qu’elle pouvait au moins en fixer à tout jamais les moments les plus marquants, par le miracle de son art.

On la voit grandir dans l’Angleterre puritaine, recevoir d’un oncle gay son premier appareil, décider qu’il sera le sésame d’un destin battu par les vents du large, végéter dans un pensionnat où l’on prétend que la photographie n’est pas une affaire de filles, et devenir malgré tout une brillante professionnelle en la matière après avoir été déflorée pour son plus grand bonheur dans un grenier – ses aventures sexuelles, Boyd les raconte sans fard car c’est le portrait d’une amazone merveilleusement libre qu’il brosse dans ces pages.

Obscénité

C’est en 1930 qu’Amory sortira de l’anonymat – à ses dépens! – en faisant son premier grand reportage à Berlin où, dans les miasmes des bordels, elle a le culot de photographier les prostituées et leurs ébats, des clichés sulfureux qu’elle exposera dans une galerie londonienne avant d’être poursuivie pour obscénité – «un exhibitionnisme éhonté sous couvert d’art» s’offusquera le Daily Telegraph. Deux ans plus tard, elle débarque à New York, où elle s’entiche de l’écrivain-diplomate français Jean-Baptiste Charbonneau, l’auteur d’Avis de passage – un amant photogénique, des pieds à la tête en passant par son pénis, dont on saura tout dans les moindres détails. Grâce à lui, Amory pourra savourer la «caresse exquise de la vie» mais, lorsqu’elle rentrera à Londres et qu’elle se glissera incognito avec son Zeiss Contact dans un défilé des Chemises Noires, en 1934, elle se fera tabasser à mort par un de ces miliciens fascistes, de quoi l’envoyer de longues semaines à l’hôpital.

Guerre du Vietnam

Elle touche alors le fond, pense être stérile à cause de cette sauvage agression mais elle n’a qu’une hâte, se remettre en selle. Au début de la seconde Guerre Mondiale, la voilà de nouveau aux Etats-Unis, où elle travaille pour l’American Mode. Puis ce sera le Paris de la Libération, les farandoles sur les Champs Élysées, la liesse, la victoire en noir et blanc qui jaillit de son objectif, un œil providentiel qui fait d’elle une sorte de voyante. C’est à ce moment-là qu’elle épouse Sholto Farr, un Écossais bientôt détruit par l’alcool, dont elle aura deux jumelles. Casée, Amory? Non, elle n’est pas faite pour se ranger. «En devenant épouse et mère, j’avais perdu une partie de mon être, avec une grande maison à gérer.

Amory Clay avait disparu, elle s’était évaporée» dira la fille aux semelles de vent, qui ne tardera pas à reprendre le large pour plonger dans l’enfer de la guerre du Vietnam. Elle y frôlera la mort, sous le feu vietcong, mais elle en rapportera des photos qui feront le tour des magazines du monde entier. Dernière étape, la Californie des hippies, où l’une de ses filles a fugué… Reste la cérémonie des adieux, sur cette île écossaise où, malade, Amory a décidé de mourir «de sa propre main», un tube de somnifères et une bouteille de Glen Fleshan près d’elle.

Ce que l’on découvre, jusqu’à ses derniers instants, c’est «une existence faite de coups tordus et de mauvaises surprises, toutes sortes de complications qui m’ont pourtant stimulée, qui m’ont fait me sentir en vie» dira la si attachante Amory. Tout au long de ce revival, on est frappé par la précision presque entomologiste du romancier, par son goût méticuleux du détail et de la vraisemblance. Sauf que. Sauf que Amory Clay n’existe pas. L’auteur de Brazzaville plage l’a inventée de toutes pièces, comme il a inventé le pseudo-écrivain Jean-Baptiste Charbonneau et tout le reste.

Sur le thème du «mentir-vrai» – il est familier du genre, voir par exemple Nat Tate, un artiste américain, en Points/Seuil –, Boyd vient de réussir un magnifique tour de prestidigitation. Dans la presse britannique, il a raconté comment, après avoir eu entre les mains une photo anonyme trouvée dans un abri-bus, il a eu l’idée de lui donner vie, d’y ajouter d’autres clichés de sa collection et d’y broder des histoires en inventant un destin à cette Amory. Pour lui – et il le répète volontiers –, le romancier doit être avant tout un professionnel de la mystification, un illusionniste cherchant «la vérité dans le mensonge». Il y est parvenu avec maestria dans cette vrai-fausse bio. Chapeau, le «wonderboyd»!

ROMAN

William Boyd

Les Vies multiples d’Amory Clay

Trad. de l’anglais par Isabelle Perrin

Le Seuil, 525 p.