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Roman-somme sur la Moscou des années 1930, satire mordante et pétrie d'humour de la période stalinienne, le chef-d’œuvre de Mikhaïl Boulgakov fait peau neuve sous la plume des traducteurs André Markowicz et Françoise Morvan

Aujourd’hui au panthéon des classiques russes du XXe siècle, Boulgakov termine sur son lit de mort et dans le plus grand secret un roman qu’il sait impubliable. Il dicte ses dernières corrections à sa femme Elena, qui cachera précieusement le manuscrit pendant plus de vingt ans. La première édition complète paraît en Allemagne en 1967, puis en URSS en 1972. Les copies s’arrachent immédiatement, Le Maître et Marguerite devient le livre de chevet de toute une génération, fascinée par cette satire audacieuse et burlesque de la période stalinienne.
Rythmé par les facéties drôles et cruelles de Satan et de sa clique, Le Maître et Marguerite est aussi un hymne à la liberté individuelle, une ode à la résistance, la démonstration par le texte que «les manuscrits ne brûlent pas».
André Markowicz et Françoise Morvan, traducteurs prolifiques et généreux qu’anime une douce complicité, nous parlent de cette œuvre grandiose, de leur métier de traducteurs, et de leur rapport aux mots.
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Le Temps: André Markowicz, grâce à vous de nombreux classiques de la littérature russe, dont certains traduits en duo avec Françoise Morvan, ont réapparu sur les tables des libraires. La liste impressionnante de vos traductions semble dessiner un itinéraire littéraire. «Le Maître et Marguerite» en est-il l’aboutissement logique?
André Markowicz (A. M.): En 1989, j’ai rencontré Hubert Nyssen, le fondateur des Editions Actes Sud, et je lui ai transmis ma liste des 100 livres que je voulais traduire. Parmi ceux-ci, Le Maître et Marguerite trônait déjà en bonne place, mais l’œuvre n’était alors pas libre de droits. Quand ce fut enfin le cas, je me suis aussitôt attelé à la tâche.
Françoise Morvan (F. M.): André répète à tout bout de champ qu’il signe ici la fin de sa carrière de traducteur, mais cela reste à voir! Plus sérieusement, son principal point de mire a toujours été Alexandre Pouchkine, dont plusieurs œuvres étaient réputées intraduisibles. Pour y arriver, il a longtemps tourné autour de cet auteur, s’attaquant à d’autres écrivains marqués par son influence. Et quand enfin André a réussi à traduire Eugène Onéguine, Boulgakov s’est naturellement imposé à lui.
A. M.: Ce ne fut pas simple, pourtant.
Pourquoi?
A. M.: Le Maître et Marguerite a été un livre capital pour mes parents, qui l’ont lu et relu, en connaissaient par cœur des passages qu’ils citaient et discutaient longuement entre amis et en famille. Je le porte en moi depuis l’enfance. C’était donc important pour moi de traduire ce texte, à la fois pour la cohérence de mon travail et pour des raisons personnelles. Mais le texte a résisté à ma traduction dès que je m’y suis mis, exactement comme m’avaient résisté Les Ames mortes de Nikolaï Gogol. Je n’y étais pas, je ne trouvais pas! Et puis, j’ai compris: mon problème, c’était le diable.
F. M.: Le diable, moi, je n’en avais pas peur. J’ai donc pris la part du diable. André était bloqué, il patinait et avait besoin d’une médiation. On a repris le travail ensemble, ligne après ligne, et on a cherché le ton juste.
A. M.: A deux, on réfléchit mieux.
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Jusqu’ici, vous aviez essentiellement collaboré sur des textes de théâtre. L’approche du texte de Boulgakov fut-elle très différente?
F. M.: Nous avons mis au point une méthode de travail originale lorsque, à la demande de metteurs en scène, nous avons traduit l’une après l’autre les pièces de Tchekhov. Pour chaque texte, une fois notre version «provisoirement définitive» établie, les différentes répliques étaient testées par les comédiens lors des répétitions dites «à la table», auxquelles nous participions nous aussi. Ensuite, c’est parfois en jouant la scène que des comédiens ont trouvé des solutions que nous avions cherchées en vain.
A. M.: Un texte de théâtre existe pour être prononcé à voix haute, sur scène, or la plupart des traductions existantes passaient à côté de cette oralité, de l’humour aussi. Il y avait en outre un rythme spécifique que j’entendais en russe et voulais reproduire.
F. M.: Cette méthode a été très utile pour traduire Boulgakov, parce que lui aussi était un homme de théâtre, et qu’il a pensé son texte comme une partition théâtrale. Cela, j’en suis certaine.
«Le Maître et Marguerite» existe en français depuis un demi-siècle, votre traduction est au moins la troisième. Quand est-ce qu’une nouvelle traduction s’avère nécessaire?
F. M.: Parfois, le besoin de renouveler une traduction tombe sous le sens. J’ai ainsi traduit en franco-breton le théâtre de John Millington Synge, un auteur qui écrivait en anglo-irlandais, afin de rester au plus près de la dualité linguistique qui caractérise cette œuvre. Mais la plupart du temps, il n’y a pas de nécessité impérieuse et absolue de retraduire un texte. Juste un désir de le faire entendre à nouveau, un peu différemment.
Nous voulions transmettre l’oralité de la langue, les éléments comiques qui la sous-tendent, en adaptant notamment les noms des personnages, absolument hilarants en russe
A. M.: La traduction du Maître et Marguerite par Claude Ligny, qui date de 1968, a longtemps prévalu, même si elle partait d’un texte légèrement faussé. En 2004, Françoise Flamant en a proposé une nouvelle, vraiment magnifique, pour la bibliothèque de la Pléiade. En ce qui nous concerne, nous voulions transmettre l’oralité de la langue, les éléments comiques qui la sous-tendent, en adaptant notamment les noms des personnages, absolument hilarants en russe. Boulgakov déploie un style très particulier, il n’hésite pas à introduire des répétitions, jusqu’à faire preuve parfois d’une certaine lourdeur, que nous nous refusons à gommer.
F. M.: Toute œuvre comporte des motifs, qu’il importe de repérer: des mots ou des expressions qui se répètent viennent caractériser un personnage ou une scène, leur donnent une coloration particulière et finissent par structurer le texte. Le traducteur se doit de relever ces éléments et de leur donner un sens.
A. M.: Chaque traducteur est un nouveau lecteur, personne ne lit jamais exactement le même texte. Une nouvelle traduction est avant tout une nouvelle interprétation du texte, qui veut mettre en lumière des éléments, une musique, un sens. La seule règle que nous nous fixons, c’est le respect du texte et de ce qu’il dit.
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Au siècle dernier, en Russie, la traduction a parfois été un refuge pour les écrivains interdits de publication. Quelle est, de votre point de vue, la place du traducteur dans la réception d’une œuvre, et qu’est-ce qui vous motive dans votre travail?
F. M.: André est un vrai traducteur. Il traduit plus vite que son ombre et peut en une seconde traduire une pomme en banane. Il le fait depuis l’enfance. Moi, je me suis trouvée entraînée dans cette entreprise monumentale. En parallèle, je mène mes propres chantiers, parfois gigantesques eux aussi.
A. M.: J’ai toujours écrit, d’aussi loin que je me souvienne. Mais un jour, écrire est devenu traduire. C’est à cela que désormais j’exerçais ma plume. Jusqu’à ce que je comprenne qu’il n’y avait pas de réelle différence entre traduire et écrire. Françoise et moi menons de nombreuses activités liées à l’écriture: en plus des traductions, nous travaillons sur de la prose, du théâtre, des essais, des contes pour enfants et même de l’édition, ensemble ou séparément. Toute notre activité a pour finalité la transmission de textes.
«Le Maître et Marguerite» est un acte de résistance en soi, où chaque page fait résonner haut et fort l’affirmation «Je ne cède pas»
F. M.: Seule l’envie nous anime. L’envie de partager des textes, un univers littéraire ou poétique. C’est dans cet esprit que nous avons créé les Editions Mesures, pour lesquelles nous publions des textes à seulement 400 ou 500 exemplaires, tous signés et numérotés. Nous avons fait le choix intellectuel et politique de travailler sans diffuseur ni service de presse, sur la seule base de la confiance que nous accordent nos abonnés.
Votre décision de traduire «Le Maître et Marguerite» comporte-t-elle aussi une dimension politique?
A. M.: Oui, évidemment. Ce texte est un livre essentiel, qui décrète la mort du stalinisme et porte en étendard la liberté de l’auteur et de l’individu, son combat face à la tyrannie. Le Maître et Marguerite est un acte de résistance en soi, où chaque page fait résonner haut et fort l’affirmation «Je ne cède pas».
F. M.: Durant les quinze dernières années de sa vie, Boulgakov voit ses textes systématiquement interdits de publication, retirés des répertoires de théâtre et des bibliothèques. A bout, il écrit une lettre à Staline, lui demandant l’autorisation d’émigrer. En guise de réponse, le dirigeant lui passe un coup de fil et lui propose un vague emploi au Théâtre d’art de Moscou.
A. M.: Selon nous, Le Maître et Marguerite est avant tout un hommage à Ossip Mandelstam, immense poète, proche de Boulgakov, arrêté et déporté pour des vers incendiaires à l’égard de Staline. Le chef-d’œuvre de Boulgakov parle de ce thème, central chez Pouchkine déjà: le poète et le pouvoir. Et il décrète la victoire du poète, la victoire de la littérature face à l’inhumanité de la dictature. En ce sens, c’est un ouvrage essentiel.
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Mikhaïl Boulgakov
Le Maître et Marguerite
Traduit du russe par André Markowicz et Françoise Morvan
Inculte, 556 p.