Les Années folles, période bénie pour les romanciers affranchis
Essai
AbonnéDans l’effervescence des années 1920, à Paris, des écrivains témoins et acteurs d’une modernité en marche ont secoué les canons littéraires. Emilien Sermier rend compte de cette parenthèse enchantée dans un essai captivant

Emilien Sermier, jeune chercheur de l’Université de Lausanne, s’est vu décerner le 30 novembre le Prix de l’essai et de la critique littéraire 2022 de l’Institut National Genevois, pour un livre qui retrace avec brio l’histoire d’une occultation. Une Saison dans le roman exhume en effet une petite centaine de romans français des années 1917 à 1930, certains repris en collection de poche, d’autres très méconnus. Le prestige de l’œuvre de Proust, associé alors à celui d’autres grands romanciers – Joyce, Dos Passos, Kafka ou Virginia Woolf – a relégué dans l’oubli nombre de «romans nouveaux», audacieux, fantaisistes, débridés parfois comme le furent les Années folles.
Dans son introduction, «Histoire d’un déclassement», Emilien Sermier identifie les causes multiples de cette dévaluation. Jugés démodés ou vieillis, les romans d’auteurs qui s’étaient d’abord illustrés comme poètes – Apollinaire, Cendrars, Max Jacob, Philippe Soupault, Pierre Reverdy, parmi d’autres – sont négligés par l’histoire littéraire. D’autres romanciers et romancières sont taxés de mineurs, comme André Beucler, Mireille Havet ou Roch Grey (pseudonyme d’Hélène d’Oettingen).
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Dans l’effervescence des années 1920, à Paris, des écrivains se reconnaissent dans l’ambition de créer du nouveau et de faire du roman le terrain d’une expérimentation sans limites. Ils veulent saisir la modernité dans son jaillissement, ses rythmes inédits, son innovation permanente. Emilien Sermier parcourt cette production en trois temps: d’abord dans une perspective de haut qui cerne son contexte sociohistorique et éditorial, puis par un regard rapproché qui identifie les modes de composition de ces «proses élastiques» selon des vues transversales, enfin qui éclairent, dans ces romans, des portraits intrigants de personnages ou de villes.
Epris de vitesse et d’aventure
Au talent de l’historien, Emilien Sermier joint celui du critique et c’est peut-être dans ses nombreuses études consacrées à un seul roman qu’on goûte le mieux l’agrément de son écriture, élégante et inventive. Ne s’enfermant jamais dans le strict commentaire textuel, il déploie l’analyse et l’interprétation par de constants rapprochements avec d’autres œuvres. Qu’on lise ce qu’il dit de La Femme assise (1920) d’Apollinaire, roman maltraité par la critique dont il montre la fascinante composition en spirale, présente aussi dans Moravagine (1926) de Cendrars et Hécate (1928) de Pierre Jean Jouve.
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S’il donne des envies de lecture, cet essai fait aussi prendre la mesure de l’écart immense qui nous sépare des Années folles, de leurs romans foisonnants, épris de vitesse et d’aventure. Tout fait contraste entre les années 1920 du siècle passé et celles que nous vivons: si le roman innove aujourd’hui, ce n’est plus pour s’enivrer de nouveauté, mais pour sonner l’alarme dans un monde enfiévré. Le lecteur sait gré à l’auteur de l’avoir emmené, comme dans une exotique villégiature, au cœur du long été du roman moderniste, saison brutalement arrêtée par le krach boursier d’octobre 1929.
Essai. Emilien Sermier, «Une Saison dans le roman. Explorations modernistes: d’Apollinaire à Supervielle (1917-1930)», Editions Corti, Les Essais, 603 p.