L’auteure a découvert le Grand Nord aux côtés de l’artiste sonore Rudy Decelière et du comédien et metteur en scène Jean-Louis Johannides. Leur périple a donné lieu à une performance théâtrale, Hyperborée, produite par quatre théâtres, notamment la Comédie de Genève. Et aujourd’hui à un livre.
Le ventre du bateau
Son père possédait un voilier dans le port de Morges. Mais au Grand Nord, elle a eu l’impression d’avoir dû tout réapprendre de la navigation. Elle évoque le ventre du bateau, ses bruits, ses craquements, comme un corps. C’est ce qu’elle a décrit dans son carnet, offert par son ami. Les mots ne sont pas toujours venus, alors sur les pages blanches, l’écrivaine a commencé à tracer nuages, eaux, roches. «En rentrant, fin septembre 2018, j’étais bloquée. Je n’avais pas de mots. C’était comme si j’étais devenue muette. Dessiner m’était possible, cela m’a fait du bien.» Heureusement, les mots ont fini par revenir.
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L’an passé, durant deux mois de résidence littéraire dans le Jura français, dans la commune de Foncine-le-Haut, elle a écrit Neiges intérieures. C’était en mars, dans un bungalow, au bord d’une rivière. Il neigeait. Pour se réchauffer, elle s’est mise à faire du jogging. C’était son «petit coin», où elle a pu se consacrer à son projet, se laisser habiter par lui.
Neiges intérieures n’est pas le récit de son voyage, mais un roman. Le voyage initiatique de six passagers désignés chacun par une initiale. Aux paysages nus, à l’os, répondent en écho les rapports humains parfois tendus de ce huis clos. Une narratrice raconte les petites humiliations de la vie en commun, un capitaine dominateur, mystérieux, la beauté de la terre vierge, les cabanes abandonnées et les objets laissés par leurs anciens occupants, la pêche et la préparation des poissons. L’attachement, le besoin de tendresse, la peur de l’autre. Ses personnages sont eux aussi des pôles, certains s’attirent, d’autres se repoussent; le froid peut mordre, un mot malveillant tout autant, créer des crevasses dans la peau ou dans le cœur.
Détails de la vraie vie
Comme chacun de ses projets, le roman est né du terreau de ses carnets. Que contiennent-ils? Un «fourre-tout» hybride, des bouts de fiction, des départs… Des annotations plus intimes. D’autres textes qu’elle appelle «matières tranquilles», qui décrivent les matières de l’intérieur, sans point de vue. Les montagnes, les érosions… Avec seulement de temps en temps une bête qui rôde. Extraire les présences humaines, pour mieux interroger notre rapport aux choses.
Anne-Sophie Subilia a fait de la prise de notes une pratique quotidienne. Elle sort un de ses carnets de son sac. Turquoise, avec des lignes, l’écriture au stylo bleu est posée, soigneuse. «C’est apaisant de savoir qu’on peut contrer un peu l’oubli, le grignotage des jours.» Cette «matière vivante» remontera, nourrira un projet de texte, par exemple un récit. Il faut, pour irriguer la fiction, les détails collectés de la vraie vie.
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Au Québec, où elle a résidé entre 2009 et 2011 (son premier roman, Jours d’agrumes, publié à L’Aire en 2013, se déroulait à Montréal), elle s’est intéressée à la géopoétique, une approche transdisciplinaire lancée par le poète écossais Kenneth White. «Ce qui me touche, dans ce courant de pensée, c’est un amour incommensurable pour le vivant sous toutes ses formes. Cela inclut l’insecte, le phénomène des marées, l’élémentaire… Je me poserai toute ma vie la question de notre inscription d’êtres humains sur cette terre. Nous devrions être plus soigneux. Reconnaissants, émerveillés et humbles.»
Interroger la matière
«Dans un monde de plus en plus techniciste», la littérature redonne une place «aux dimensions spirituelles, fantastiques, à l’imaginaire à l’œuvre en nous, à l’insondable». Aux fissures qui nous structurent. Cette attention au vivant apparaît dans tous les livres de la Lausannoise, aussi bien Parti voir les bêtes (Zoé, 2016), qui racontait le retour d’un homme dans le village de son enfance, rongé par l’urbanisation de sa contrée. Ou Qui-vive (Paulette éditrice, 2016), inspiré d’un fait divers qui avait défrayé la chronique, la congélation de deux bébés par une Française à Séoul.
Anne-Sophie Subilia partage son temps entre résidences d’écrivains, animation d’ateliers d’écriture, et mandats de rédaction de textes. Elle fait de la peau de phoque avec le Club alpin suisse, section des Diablerets. Toujours cette attirance pour les paysages dénudés, notamment les glaciers.
«Au Groenland, j’ai ressenti une grande nostalgie. Je me suis dit que le Valais il y a cinq siècles devait ressembler à cela, avant que le territoire ne soit transformé par l’homme. Sur les pans des montagnes, on voyait les fissures, l’érosion. C’était comme contempler l’origine de la terre.» Ces fissures, elle aime y plonger le regard, pour méditer, interroger la matière, les liens entre les choses, entre notre rêverie et la pierre.
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Bleu outremer
Son dernier paysage exploré, c’est le Finistère, où elle vient de passer deux mois à travailler sur un nouveau projet. Avant Kinshasa, en République démocratique du Congo, où elle sera invitée à la Fête du livre du 14 au 20 février prochain.
Au fil de la discussion, le lac est devenu bleu outremer; agité, il semble se réveiller et des vagues débordent sur le chemin, éclaboussent les promeneurs. «On dirait la Bretagne! C’est magnifique!» Dans l’enregistreur, à l’issue de cette marche de deux heures, on n’entendra que le vent, un air d’océan et d’aventure.
EXPRESSO
Où écrivez-vous?
Dans le silence et le calme. Mais cela dépend du stade et de l’avancement des projets.
Quand écrivez-vous?
Là encore, cela dépend. L’écriture du soir est souvent plus féconde chez moi. Rentrer d’une marche en plein air et écrire, plongée dans cette légère fatigue, cet engourdissement qui fait baisser la garde, permet de lâcher prise. J’ai l’impression que je dois d’abord épuiser quelque chose, connaître cet état d’épuisement.
Que lisez-vous en ce moment?
Dans le Finistère, j’ai lu Armen, de Jean-Pierre Abraham. Un récit-journal par un écrivain qui fut trois ans le gardien du dangereux phare d’Armen, comme écrit par un peintre. J’ai lu Les Pélégrins d’Olga Tokarczuk et je termine Croire aux fauves de Nastassja Martin. Besoin de m’entourer de femmes.
Les auteurs qui vous nourrissent?
Je papillonne beaucoup, passant d’un siècle à un autre (Hugo, Melville, Le Clézio, Théodore Monod, Marie-Hélène Lafon, Jeanne Benameur, Sophie Divry, Violaine Bérot, Catherine Poulain…), d’un genre à l’autre. En ce moment, je navigue entre les carnets et les récits/romans de Bergounioux.
Pourquoi écrivez-vous?
Au départ, par hantise de la disparition. L’écriture est un espace, un endroit physique où l’on peut retrouver tel sourire, telle lumière, tel mot, issus de la vie et des gens qui nous entourent. J’écris pour mieux penser, pour explorer, élucider des choses. C’est comme lancer une sonde.
ROMAN
Anne-Sophie Subilia«Neiges intérieures»Zoé, 160 p.