Genre: Œuvres
Qui ? Annie Ernaux
Titre: Ecrire la vie
Chez qui ? Gallimard, coll. Quarto, 1087 p.

C’est un Quarto, une «antichambre» de la Pléiade qui rassemble la plus grande part de l’œuvre d’un auteur, sauf que ce Quarto n’est pas comme les autres. Il est rare qu’une telle somme soit publiée du vivant de l’auteur. Or non seulement Annie Ernaux est bien vivante, mais elle est de plus, autre rareté en l’occurrence, l’architecte principale d’ Ecrire la vie .

Ce volume rassemble des Armoires vides (1974) aux Années (2008), douze livres majeurs d’Annie Ernaux, mais aussi toute une série d’articles, sans oublier, l’étonnant «photo-journal» (selon ses mots à elle) entièrement inédit, qui court sur les cent premières pages: il met en correspondance des photographies personnelles et des extraits du journal intime de l’écrivain.

Le titre, choisi par l’auteur, n’a rien d’anodin non plus. Ecrire la vie indique la chronologie inhabituelle qui sous-tend l’ordre des textes. Ils apparaissent, non pas dans l’ordre de leur écriture, mais suivant la chronologie de la vie d’Annie Ernaux, partant des récits sur l’enfance à Yvetot à ceux de l’âge mûr à Annecy puis Cergy, en passant par l’adolescence, la vie d’étudiante, de femme mariée et de mère, de femme divorcée, d’une amoureuse passionnée, jusqu’à Les Années , premier livre où le «je» cède sa place au «nous», formidable entreprise qui redéploie tout le projet autobiographique d’Annie Ernaux pour l’inscrire encore davantage dans la mémoire collective. C’est ainsi aussi que l’on voit fluctuer l’écriture d’Annie Ernaux, toujours en quête d’une forme juste – là est la littérature! – pour dire chaque événement; c’est ainsi enfin que, dans le rassemblement de ses livres, son grand projet – «écrire la vie» – se révèle dans toute son ampleur. Dans Ecrire la vie , on est saisi par la cohérence du travail d’Annie Ernaux, moins visible dans la lecture éparse de ses textes. Tous ses livres parlent de ses expériences à elle, disent sa vie ou celle de ses proches, sont autobiographiques. Pourtant, il n’y a pas chez Annie Ernaux trace de narcissisme. Il y a au contraire une observation constante du monde alentour, de la société, du fait d’exister dans un environnement donné à un moment donné de l’histoire. Il y a un désir de parler pour les femmes, pour les gens de son milieu qui n’ont pas eu accès à l’écriture; il y a une honnêteté profonde, une volonté vraie et puissante de témoigner simplement de l’existence humaine, et cela, de la manière la plus scrupuleuse possible, c’est-à-dire en partant de soi. Dans ce sens, son projet n’est pas sans écho avec celui de Proust, qu’elle considère, d’ailleurs, comme un maître.

Samedi Culturel: Avez-vous l’impression, avec ce Quarto, de figer quelque chose?

Annie Ernaux: C’est l’impression que j’ai eue quand on me l’a proposé. Si bien qu’au lieu de sauter de joie (rires)…, j’ai ressenti une forme de désarroi. Ce sont généralement des mausolées… Disons que c’est un cénotaphe puisque mon corps n’est pas encore dedans. La presse augmente ce sentiment: je viens de lire dans un journal de province qu’ Ecrire la vie était mon testament. Franchement, le mot «testament» ne veut rien dire: il n’y a pas de testament en littérature.

Peut-être est-il plus rassurant de penser qu’une œuvre est close?

Oui. Je ne sais pas à quoi ça correspond de la part des critiques et des lecteurs… On veut quelque chose qui fasse «œuvre». Il est vrai que le Quarto fait œuvre, forcément. C’est un terme que je n’aime pas car il suppose, effectivement, qu’il y a un début et une fin.

Néanmoins, le rassemblement des textes frappe par sa cohérence.

Oui. Mais elle s’est faite à mon insu. Je pense qu’elle est plus sensible pour un regard extérieur. Pour moi, chaque fois que je commence un texte, c’est un peu comme si je n’avais jamais écrit. Ce qui est faux bien sûr. Je n’applique pas une écriture que j’aurais trouvée. Je n’ai pas trouvé. Je n’ai pas trouvé mon écriture.

C’est la première fois que vous publiez autant de photos de vous et de vos proches?

Il y a eu L’Usage de la photo , mais c’est tout à fait différent. Les photos sont très présentes dans mes textes, mais elles ne sont absolument jamais montrées. Elles sont décrites. Et il n’y a pas, d’ailleurs, de correspondance entre les photos que je montre aujourd’hui et celles des textes, à quelques exceptions près. Par exemple, la photo de communiante, dont je parle dans La Honte , je ne l’ai pas montrée. Je ne voulais pas. Je voulais que le texte reste le texte, sans illustrations, même hors du texte. Cela aurait été trop tentant, pour le lecteur, de chercher.

Pour vous la photo concurrence-t-elle l’écriture?

Là où la mémoire serait infidèle, la photo restitue. Cela n’empêche pas d’écrire d’après la mémoire. Les Années sont basées sur ma mémoire. Mais la photo, elle, est indéniable au sens le plus fort.

Les photos qui sont dans ce photo-journal me montrent que je n’ai pas inventé. Il y a une photo de moi à 17 ans, dans la cour du café, avec tous les casiers; il y a un torchon qui sèche. Pour moi, évidemment, tout ça, c’est la preuve. Même de retourner sur les lieux ne donnerait absolument pas l’image de ce temps-là, puisque les maisons changent, le café n’existe plus. La photo est un document.

Un extrait de votre journal intime raconte la peur que vous avez eue à l’idée de perdre ce journal, «la mémoire ne suffisant pas», dites-vous. Ecrire, c’est préserver?

Oui. C’est sauver. On ne peut pas tout sauver, mais fixer au moins des choses. Ça va même jusqu’au sentiment que s’il était perdu, j’aurais l’impression de ne pas avoir vécu les mois dont la trace est dans le journal. Seule l’écriture est capable de sauver.

Est-ce que cela signifie que vous regardez le monde en pensant à l’écriture, à votre journal?

Non. Je regarde le monde. Quelque fois je me reproche de ne pas noter des choses importantes. Je m’étais dit que je n’avais pas noté quelque chose et qu’il fallait que je le fasse. Je l’ai fait dans le RER en venant ici: il y a une semaine je crois, une jeune femme à Paris, a accouché dans la rue. Et son bébé est mort. Et ça, je me suis dit, je dois le noter. Ce n’est pas seulement compassionnel. C’est un signe. Ce qui est un signe d’ailleurs, c’est qu’on n’en ait pas parlé. Ces gens vivaient dans la rue, je précise. C’était un homme et une femme. Elle a accouché. Il a essayé de joindre les hôpitaux et le bébé est né dans la rue. Il était mort. Je me dis: il faut noter ça.

Il n’y a pas que l’intime?

Non.

Vous ne vivez pas les choses en vous disant que ça servira?

Le réel existe en dehors de moi. ( Rires .) Je pense toujours à écrire. Mais je ne me dis pas: je vais tout noter et ça va devenir un livre. Ce n’est pas ça.

Ce Quarto accole des récits, comme Passion simple ou Une Femme , et les journaux intimes qui correspondent à ces événements, publiés bien après. Comment est-ce que ça s’articule pour vous?

Le journal intime ne débouche pas forcément sur un récit. C’est totalement étanche. C’est d’abord d’écrire le livre qui compte. Ça a été le cas pour le livre sur ma mère, Une Femme et pour Passion simple . Derrière ces deux textes, il y a un journal intime, mais je l’ai écarté. Au cours de l’écriture, je peux effectivement me reporter au journal pour nourrir un peu la mémoire. J’ai publié ces deux journaux Se perdre pour Passion simple et «Je ne suis pas sortie de ma nuit» pour Une Femme , parce que, au bout d’un certain temps, en regardant par exemple «Je ne suis pas sortie de ma nuit» qui constituait un journal à part – j’appelais ça un «journal des visites» –, je me suis aperçue que ça formait un livre, un texte indépendant. De plus, l’émotion qui était attachée au journal avait disparu. Pour moi, «Je ne suis pas sortie de ma nuit» est resté longtemps un journal terrible. Mais au bout de dix ans, je l’ai rouvert et je me suis dit que tout cela était assez loin.Pour Se perdre , ce journal, allant de 1988 à 1994, m’avait été interdit par quelqu’un qui, dans une crise de jalousie, ne voulait absolument pas que… Il voulait même le détruire. J’étais arrivée à un compromis. Je me souviens que j’étais malheureuse comme tout. Le compromis était de le mettre dans une enveloppe et de mettre des scellés dessus. Comme toutes les histoires, celle-ci s’est terminée, et je me suis empressée de tout rouvrir. Et c’est à ce moment-là que je me suis aperçue – c’était étrange – que ça m’apparaissait comme un texte.

Publier un journal après un livre, c’est aussi, dites-vous, une lutte contre trop de cohérence.

Oui, je le dis à propos de la publication de «Je ne suis pas sortie de ma nuit» . C’était pour lutter contre la fermeture des textes. Je pouvais me dire, voilà, Une Femme est un objet parfait, le tombeau à la mère… Mais il fallait affirmer qu’il y avait là encore une autre écriture. Une écriture beaucoup plus déchirée, violente et qui explique ensuite, sans doute, l’écriture du livre Une Femme . C’était faire bouger les lignes. J’ai toujours cette envie de changer, de… changer, oui, la littérature. J’ai des ambitions. Si c’est pour refaire ce qui a été fait…

Vous avez retravaillé vos journaux avant publication?

Le début du Quarto, je ne l’ai pas retravaillé: ce sont des fragments tels quels. Se perdre et «Je ne suis pas sortie de ma nuit » n’ont pas été retravaillés. Le travail leur enlève quelque chose. C’est un matériau vivant. Je suis très attachée au journal comme témoignage. On ne bidonne pas un témoignage.

L’écriture semble avoir pour vous, parfois, un pouvoir presque ­religieux…

Je pense que j’accorde à l’écriture un rôle qu’autrefois la religion tenait dans ma vie. Il y a là un pouvoir de résurrection, c’est évident, de faire vivre et revivre quelque chose. De faire exister.

Ce lien fort entre l’écriture et la vie explique-t-il qu’il n’y ait pas, chez vous, de fiction?

Le livre Les Années n’est ni une autofiction, ni une autobiographie stricto sensu. C’est encore autre chose. Il est vrai que je me situe en dehors de ce qu’on appelle le roman, mais pour moi, la fiction est l’organisation du texte, au sens que lui donne Aristote.

Vous méfiez-vous de l’imaginaire?

Ce n’est pas une méfiance. C’est une forme littéraire, le roman, que je mets en question. Je ne suis pas romancière et quand on m’appelle comme ça, je corrige parce que cela ne me paraît pas juste.

Vous dites à la fin d’Une Femme que vous écrivez entre l’histoire, la sociologie et la littérature.

Oui, parce que j’ai ancré l’histoire de ma mère dans la grande Histoire. La sociologie, parce qu’il y a beaucoup de ses comportements qui sont dus à la classe sociale. Et la littérature, parce que ce n’est pas un témoignage, c’est le travail d’une écriture. Dans ce livre d’ailleurs, comme dans d’autres livres, je me pose souvent la question de l’écriture.

Pour autant, on n’a pas le sentiment que, pour vous, l’écriture soit une fin en soi.

L’écriture, c’est l’instrument pour saisir, comprendre et montrer la vie. Ce n’est pas du tout pour faire un beau livre, mais faire un livre qui soit juste et qui soit vrai.

Vous êtes issue d’un milieu très modeste. Ecrivez-vous toujours pour «venger ma race», comme vous l’avez dit à 22 ans?

Le mot est celui qui m’est venu à 22 ans, tiré de Rimbaud: «Je suis de race inférieure de toute éternité.» C’était évidemment extrêmement fort à l’écriture des Armoires vides , dans La Place, Une Femme . Mais ça reste toujours. J’écris depuis ce désir-là, même s’il n’a plus le même caractère incisif. Il y a quelque chose qui est toujours pour moi assez fort, c’est ce qui concerne les femmes. J’écris de deux choses: du fait que je suis une femme et du fait que je suis un transfuge social.

Une «double humiliation» sociale et féminine, dites-vous?

C’est vrai. Et je n’en ai pas fini avec l’humiliation féminine. Ça reste très vivace, dans la mesure où il y a quelque chose que je n’ai pas réglé moi-même en écrivant.

Vous écrivez l’intime, mais les autres sont toujours là?

Je ne vois pas comment ils pourraient ne pas être là. (Rires.)

Vous évoquez autour de vous une chaîne de femmes invisibles…

Cette chaîne invisible, constituée aussi bien de femmes réelles que des femmes imaginaires venues de mes lectures, de films, tout cela est présent pour moi. Je me suis toujours comparée à d’autres femmes. Il y a un passage dans Les Années où j’évoque un voyage en Espagne et je regarde les autres femmes: comment font-elles?

Vous dites d’ailleurs que vous écrivez aussi pour savoir si ce qui vous est arrivé à vous est arrivé à quelqu’un d’autre…

Mes livres sont aussi une ­question.

Et vous avez des réponses? Non. Les livres qui sont des réponses, je m’en méfie beaucoup.

Ce Quarto rassemble...

Les Armoires vides, 1974

La Honte, 1997

L’Evènement ,1997

La Femme gelée, 1981

La Place, 1983

Journal du dehors, 1993

Une Femme, 1987

Je ne suis pas sortie de ma nuit, 1997 (journal)

Passion simple, 1991

Se perdre, 2001

L’Occupation, 2002

Les Années, 2008

Annie Ernaux est née en 1940

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Extrait du journal d’Annie Ernaux 31 mai 2002

«Cet après-midi, au soleil, fugacement l’impression de me retrouver à Yvetot, adolescente, et de «sentir» la présence du passé qui était alors en moi. Une mémoire, à peine, plutôt un éclair de la mémoire»