Genre: Conférence
Qui ? Annie Ernaux
Titre: Retour à Yvetot
Postface de Marguerite Cornier
Chez qui ? Mauconduit, 80 p.

«Retour à Yvetot» est un texte ténu, mais il est plein d’émotion, poignant même par moments. Il fait voir une trajectoire, un chemin, le chemin d’une vie, un parcours d’années qui va de 1945 – date à laquelle Annie Ernaux arrive dans Yvetot bombardée avec ses parents, à l’âge de cinq ans – jusqu’à octobre 2012, lorsque, revenant dans sa ville d’enfance, pour la première fois en tant qu’écrivain, elle y donne une conférence.

Ce sont les traces de ce retour d’une romancière vers les lieux d’origine que publient aujour­d’hui les éditions du Mauconduit. Dans Retour à Yvetot, on peut donc lire la conférence que donna Annie Ernaux dans la grande salle de spectacle des Vikings devant quelque 500 Yvetotais; retrouver l’entretien que, dans la foulée, la romancière accorda à Marguerite Cornier – professeure à Yvetot et spécialiste de son œuvre – puis voir l’écrivain répondre aux questions de la salle. Enfin, des photos montrent Annie Ernaux dans les lieux de son enfance. En postface, Marguerite Cornier revient sur l’événement. Elle raconte notamment comment, après la conférence et les questions, «durant trois heures, souriante», Annie Ernaux «a trouvé un mot particulier pour chacun» lors d’une longue séance de dédicaces.

Revenir à Yvetot, pour Annie Ernaux, n’a pas été et ne pouvait pas être anodin. «J’y suis revenue en tant que fille, gardienne des tombes de ses parents ainsi que d’une sœur morte à sept ans», se souvient-elle au début. Mais en tant qu’écrivain, jamais. Et revenir comme romancière dans ces lieux signifiait, d’une certaine manière, venir rendre des comptes, car «après tout, je me suis «servie» d’Yvetot», dit-elle, puisque son écriture, ses livres, n’ont cessé d’en revenir à ce creuset. L’enjeu était si fort qu’elle s’en excuse presque: «Yvetot est la seule ville au monde où je ne pouvais pas aller», la ville étant par trop «consubstantielle» de sa mémoire et de son écriture, dit-elle. Yvetot, c’est la ville où les souvenirs lui tombent dessus, où le reflux des émotions dessine une géographie particulière, réveille des sentiments.

A Yvetot, Annie Ernaux a vécu beaucoup et peut-être même l’essentiel de ce qui nourrira plus tard ses écrits. C’est là qu’elle a été petite fille puis est devenue jeune adulte; c’est là qu’elle a été une élève douée qui avait compris que l’école lui permettait de découvrir autre chose que le milieu très populaire de ses parents épiciers. C’est à Yvetot qu’elle a mené un combat presque incessant pour trouver des livres – à la bibliothèque, se souvient-elle, il fallait arriver en sachant quel livre on voulait lire, or «même avide de culture, on ne sait pas forcément ce qu’on va aimer».

Dans l’enfance et l’adolescence, l’univers se résume, pour Annie Ernaux, à Yvetot: «Yvetot signifiait les limites du monde réel.» C’est en marge du centre-ville, dans un quartier pauvre, que se trouvait l’épicerie de ses parents. Dans ce magasin modeste, elle a vu «du monde», entendu les histoires des gens du quartier, perçu, rendra-t-elle compte plus tard, notamment dans Les Années , à travers l’évolution des produits et de la consommation, les transformations rapides de la société des années 1950.

Yvetot sera aussi, pour elle, la ville de la honte, de la prise de conscience de sa classe. Cette bonne élève qui fréquente l’école catholique de la ville, se rend peu à peu compte de la fragilité, du déclassement de son milieu. Elle illustre son propos d’un souvenir cuisant. Une jeune fille de bonne famille, sa condisciple à l’école, se plaint à la cantonade de sentir une désagréable odeur d’eau de Javel. Elle cache soudain ses mains imprégnées de l’odeur en question, puisque, à la maison, faute d’eau courante, c’est à l’eau de javel qu’on se désinfecte les mains. La honte de comprendre subitement qu’il n’était pas bien de sentir l’eau de Javel dans le monde chic de sa condisciple, alors que chez elle, c’est l’odeur du propre par excellence.

Tout cela fait d’Yvetot, qu’elle appelle parfois Y dans ses textes, le creuset d’une mémoire et donc, pour Annie Ernaux, d’une écriture. Elle tente de décrire ce jeu de l’écriture et des souvenirs. Cela passe par l’invention d’une langue – plate mais qui fait une place aux expressions du lieu, au patois même parfois – et puis par une alchimie entre l’écriture et la mémoire, «ce mouvement de l’écriture où la mémoire «négocie» avec le texte», dit-elle.

Ce qui touche, à lire ce texte, c’est, une fois encore, cette capacité étonnante qu’a l’écrivain de raconter l’histoire de tous en racontant la sienne, «de faire ce que Jean-Paul Sartre a appelé du «singulier universel», dit-elle.

Car c’est à nos propres lieux d’enfance que renvoient les propos d’Annie Ernaux, c’est aux rapports si étranges et profonds, si organiques même que l’on tisse avec eux, qu’elle nous rend attentifs. «La mémoire est ici plus forte que la réalité. Ce qui existe pour moi, c’est la ville de la mémoire, ce territoire particulier où j’ai fait mon apprentissage du monde et de la vie.»

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Gustave Flaubert

Cité par Annie Ernaux

Lettre à Louise Colet, 25 juin 1853

«Il n’y a pas en littérature de beaux sujets d’art et Yvetot donc vaut Constantinople»